1. 14. La religion II (1. 14. 14. / 1. 14. 24.)

La chute des pratiques cultuelles est une tendance de long terme dans les sociétés européennes, comme celle, beaucoup moins ample néanmoins, des célébrations religieuses liées aux cérémonies de passage (mariage, enterrement, etc.). En 1958, 40% des Français assistaient régulièrement à l’office dominical. Ils ne sont plus que 17% aujourd’hui, majoritairement des personnes âgées de plus de 50 ans et plus. Néanmoins, deux tiers des nouveau-nés sont encore baptisés de nos jours et la moitié des mariages sont célébrés à l’Eglise.

Par ailleurs, dans les sociétés européennes, les migrations de populations venues d’Afrique et d’Asie ont acclimaté une religion, l’islam, dont le déploiement permet l’affirmation d’une identité communautaire. Pour la plupart des migrants, en effet, la religiosité ne se perd pas avec l’émigration, au contraire.

Cette situation oblige à reconsidérer largement les perspectives d’une sécularisation complète de l’Europe qui ne faisaient guère débat il y a trente ans. Il aurait été alors inimaginable qu’on puisse voir le ministère de l’Education nationale français publier, en octobre 2015, un Livret Laïcité à destination des personnels enseignants rappelant ceux-ci à leur obligation de neutralité par rapport aux convictions religieuses et leur recommandant, à cet effet, d’éviter les comparaisons et confrontations des opinions religieuses et des savoirs scientifiques et même de refuser d’établir une supériorité des uns sur les autres. Il est possible de « déconstruire » les arguments des élèves, souligne le Livret en employant un terme très flou. Mais, s’il y a contestation, il faut dialoguer. C’est de toute manière aux élèves de faire leur propre choix, est-il rappelé. Ce qui peut être cru ne relève pas de l’enseignement scolaire laïc. Bien entendu, cela a de quoi laisser rêveur. Si, dans une copie, un élève développe des thèses créationnistes, sera-t-il sanctionné ? Si oui, au nom de quelle vérité, puisqu’il n’y pas de supériorité des thèses scientifiques sur les opinions religieuses ? Si non, cela vaudra-t-il dire que l’Education nationale reconnaît la validité du créationnisme ? Ou qu’elle renonce à toute idée de défendre des connaissances scientifiques face aux opinions religieuses ? Qu’on en vienne à poser de telles questions souligne assez la place considérable que le religieux est en train de reprendre dans les sociétés européennes.

L’affaiblissement religieux qui a pu caractériser l’Europe au XX° siècle ne vaut donc pas pour tout le reste de l’humanité. Mais de toute manière, en Europe même, le recul des pratiques instituées ne semble pas avoir correspondu à une véritable déshérence des convictions religieuses. Il faudrait plutôt parler comme la sociologue Grace Davie de believing without belonging, de croyance sans appartenance, pour rendre compte du maintien et même du renouveau des croyances religieuses en regard de la baisse des appartenances ecclésiales. En France, en 1981, 56% des 18-29 ans déclaraient appartenir à une religion. Ils n’étaient plus que 47% en 1999. Mais, parallèlement, la croyance en Dieu ainsi qu’en une vie après la mort augmentaient sensiblement en France comme dans la plupart des pays européens.

Par ailleurs, l’affaiblissement des régulations institutionnelles du religieux s’accompagne d’une véritable floraison de nouvelles formes de croyances, sinon de religiosités. Aux USA, on a pu recenser jusqu’à 1 500 cultes différents. Signe des temps ? On répète inlassablement l’adage fameux et vague d’André Malraux selon lequel « le XXI° siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Les religions institutionnelles ne correspondent-elles qu’à un âge particulier des civilisations ? La profession de foi d’une religion comme le christianisme peut-elle être reformulée de façon moderne, au-delà de son expression canonique, dès lors que cette dernière peut sembler ne plus faire sens pour un esprit moderne ? Ce qui doit survivre de la religion se limitera-t-il à une sorte de besoin religieux ponctuel, satisfait par une religiosité affective et vague, tandis que les grands dogmes seront oubliés ? Toute spiritualité est-elle désormais égocentrique, correspondant à un chemin intérieur porté par le désir de se trouver soi-même et demandant ainsi significativement des lieux de retraite plus que de communion ? La question de l’avenir de la religion revient à demander ce qui fait proprement son objet fondamental.

Au tournant du XIX° siècle, avec Schleiermacher notamment et à la suite de Rousseau, une nouvelle approche du religieux a situé celui-ci non pas dans l’autorité ou même la vérité d’un dogme rapporté par des officiants désignés mais dans son attestation par la conscience. Par-là fut ouvert un âge de l’autonomie personnelle en matière religieuse qui, de manière large, n’osera franchement s’affirmer que dans la seconde moitié du XX° siècle. Alors, de plus en plus de personnes oseront choisir leur credo comme à la carte, s’affirmant ainsi maîtres de fixer leurs propres croyances. Or, en même temps qu’elle provoqua une assez large désaffection vis-à-vis des religions les plus instituées, cette attitude aura souvent renforcé la religiosité sous ses formes les plus ludiques et les plus naïves. En même temps qu’elle aura, de manière plus surprenante, fait du partage d’un même culte – revendiqué de manière toute intégriste parfois – un vecteur d’affirmation individuelle et de différenciation culturelle et sociale.

A partir de là, à partir du constat que la sécularisation des sociétés occidentales aura été accompagnée, en même temps que d’une sécularisation des consciences, d’une reviviscence du pharisaïsme, sous sa double dimension de crédulité et de particularisme social, à partir de là, tous les pronostics sont possibles. Ils sont d’ailleurs formulés ! Les ouvrages sont nombreux, en effet, qui s’interrogent sur les métamorphoses du religieux ou invitent à repenser ce dernier. Or, l’intérêt de ces ouvrages n’est pas en cause. Mais trop de débats sur ces questions sont formulés en termes de tout ou rien : comme si nos sociétés, une fois déprises de l’influence manifeste des Eglises, ne pouvaient qu’être désacralisées ; comme si les formes de religiosité les plus nouvelles ne pouvaient qu’être forcément originales par rapport aux religions instituées. A quoi nous aurons à proposer des lectures différentes, selon lesquelles la sécularisation ne va pas forcément à l’encontre des valeurs chrétiennes, tandis que de nouvelles croyances participent peut-être d’une religiosité toute traditionnelle.

Plus que par l’irréligion, nos sociétés sont peut-être davantage marquées par une sorte de libéralisation du marché des offres religieuses – ainsi, d’ouvertement athée et militante hier, la laïcité est devenue de nos jours, dans un pays comme la France, un principe de neutralité de toutes les religions dans l’espace public. On peut donc imaginer demain une quasi disparition du christianisme en Occident ou sa relégation au rôle d’une sorte de fonds culturel massif et assez ignoré, accompagné de la floraison des cultes les plus divers – ce qui nous renverrait, assez singulièrement, à la situation de l’Empire romain dans laquelle le christianisme est apparu. On peut l’imaginer mais cela nous dit finalement peu de choses sur l’avenir de la religion.

Nous l’envisagerons  à travers l’examen A) des nouvelles formes de religiosité, avant de poser la question de B) la conscience religieuse et sa modernité. Où nous nous intéresserons, entre autres, à la réalité historique du Christ et nous nous attarderons à considérer le développement de l’intégrisme.

Alors que la religion n’est plus, à l’époque contemporaine, la forme privilégiée sous laquelle la société réfléchit son ordre et ses contraintes ; alors qu’elle naît dans le « cœur » et s’enracine dans une expérience vécue en conscience, la religion ne peut plus relever que d’un engagement, d’un acte de foi qui, parce qu’éminemment personnel, mesure sa propre particularité et sa propre incertitude. Bref, la religion est en débat et, à ce titre, il faut considérer que l’athéisme relève pleinement de l’essence du religieux. Il est lui-aussi un engagement dont les termes sont ultimes. En d’autres termes, si la religion est le rapport immédiat de l’homme à sa propre vérité – ainsi que nous l’avons définie – l’athéisme est également une manière de vivre ce rapport.  Il représente une option religieuse fondamentale ! Qui dramatise la tension entre la foi et la loi et qui permet de discerner que dans l’administration d’une Parole vouée à combler la distance entre la conscience et sa vérité repose peut-être finalement l’essence de la religion. Nous tenterons de le montrer en trois étapes : A) l’athéisme ; B) la foi et la loi ; C) L’Eglise.

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Sommaire :

1. 14. 3. – l’avenir de la religion

A) De nouvelles formes de religiosité.

Le New Age. Religions à la carte. Se vouloir élu. Alliance de la science et de la religiosité. Le plaisir de croire. La religion comme activité de loisir. Economie de l’investissement religieux. Religiosités séculières. La gestion marchande du croire. Croyance par procuration. Dieu change en Bretagne. Est-ce la religiosité qui a changé ou seulement son marché ? Peut-on véritablement parler de désenchantement du monde ?

B) La conscience religieuse et sa modernité

Fonder la religion sur la conscience. Schleiermacher. Rapprochements avec Benjamin Constant. La conscience religieuse. Phénoménologie religieuse. La réalité historique du Christ. L’homme Jésus inutile à la foi ? Vies de Jésus. Peut-on faire abstraction, d’un point de vue religieux, de la réalité historique du Christ ? La théologie séculière. Dieu sans Dieu. Théologie urbaine. Modernité religieuse. Karl Barth contre Rudolf Bultmann. Guyau. L’irréligion de l’avenir. L’avenir de l’intégrisme. L’intégrisme. Syllabus. Courants fondamentalistes et traditionalistes.“L’affaire du foulard islamique”. Extension du terme d’intégrisme. Le Sentier lumineux péruvien.

1. 14. 4. – L’essence du religieux

A) L’athéisme

Différentes formes d’athéisme. L’athéisme grec. Evhémère. Difficulté de l’incroyance jusqu’au XIX° siècle. Feuerbach. La religion n’est que la conscience indirecte que l’homme a de lui-même. Elle représente à ce titre une aliénation nécessaire. La théologie n’est qu’une anthropologie. L’athéisme conséquent. Possibilité d’un discours sur l’homme qui se passe de toute transcendance. Dostoïevski. Le Kirilov des Possédés. La mort de Dieu. Nietzsche. Critiques de l’athéisme d’un point de vue religieux. Freud et la religion. Moïse. Malaise dans la civilisation. La nécessaire incroyance du croyant contre la religiosité inauthentique. L’athéisme comme proclamation d’innocence. La question du mal et de la culpabilité.

B) La foi et la loi

Foi vs religion. Saint Paul. La foi sauve, non le respect de la loi. Une foi coupée de toute institution ? Un point de vue judaïque. Hegel. Le destin du christianisme : la réconciliation entre foi et loi acquise par la conversion du croyant.

C) L’Eglise

Catholicité. Dissidences au sein de l’Eglise. La Réforme. La dissidence originelle : le pélagianisme. L’institution de l’Eglise romaine. L’obéissance au fondement de la religion. L’infaillibilité pontificale. Latitudinarisme. Religion et obéissance. Questions auxquelles la religion ne peut répondre.

Georges Rouault Ecce dolor, 1936

Georges Rouault Ecce dolor, 1936.