4. 2. Les destinées humaines

Dans la section précédente (4. 1.), nous avons posé la question : qu’est-ce qu’un homme ? Pour y répondre, nous nous sommes penchés sur la place qu’on a voulu reconnaître à l’homme dans la nature, sur ses origines, puis sur la spécificité de son existence et enfin sur la manière dont l’humanité peut être promue et réclamée.

Ici, nous allons reposer en quelque sorte la même question : qu’est-ce qu’un homme ? Mais sous un angle tout à fait différent. Ici, nous allons nous intéresser aux manières dont les hommes se pensent et se disent eux-mêmes et particulièrement aux discours à travers lesquels les hommes pensent leur propre singularité. Nous traiterons ainsi du sort et du destin, de la grâce, des héros et des grands hommes. Puis nous parlerons de la guerre, non seulement en ce qu’elle affronte les hommes mais aussi parce qu’elle oppose aussi bien et de manière extrême destinées singulières et massales.

Tous ces thèmes peuvent paraître assez étrangers les uns aux autres. Ils ont néanmoins beaucoup de dimensions communes, notamment en ce qu’ils concernent tous éminemment l’image que l’on peut former tant de soi que des autres. Quel est mon sort ? Quel destin aurais-je eu ? La grâce m’a-t-elle touchée ? Pourquoi moi dès lors ? Comment me situer par rapport aux autres ? Comment organiser le récit de ma vie ? Celle-ci a-t-elle comptée pour d’autres ? Qu’est-ce qu’un héros ? Un grand homme ? Et comment sont les hommes qu’unit un même danger ou un objectif qui engage leur commune survie, comme à la guerre ? Toutes ces questions, nous le verrons, génèrent des discours dont les traits communs nous intéresseront et particulièrement le fait que pour se penser soi-même il faut faire disparaître la plupart des autres !

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 Ce que je suis, cela ne devient distinct que si la plupart des autres n’ont pas à être pris en considération et si je n’ai pas à entrer dans une comparaison précise qui m’oblige à m’imaginer à leur place. Le nombre des hommes n’est ni appréhendable ni supportable si tous doivent être considérés comme moi. Si tel est le cas, en effet, mon récit ne « prendra » pas, même à mes propres yeux. Pour parler de moi, il m’est impossible de donner une épaisseur existentielle à plus de quelques-uns qui me sont proches. Pour que je sois, les autres se contenteront d’être à leur place – simples figurants de ma vie, simples passants, pour la plupart d’entre eux.

Ce point est déterminant car il est la limite de tous discours tenu sur soi-même comme sur l’Homme finalement. Il imprègne notre vision du monde et cette vision est terrible : s’il s’agit de nous, très peu d’individus, sur le total, possèdent une valeur propre qui nous importe. Notre vision du monde humain n’est nullement continue.

Certes, si l’on affirme que personne n’agit seul, tout le monde sera d’accord. Mais comprend-on alors ce que cela veut dire ? On entend en général par là que l’aide des autres, de quelques autres, est nécessaire et que personne ne pourrait subvenir facilement seul à tous ses besoins. Ainsi l’action des autres est-elle rapportée à notre propre utilité. On n’envisage que très rarement que l’attitude des autres aille beaucoup plus loin ; qu’elle conditionne directement nos actes et leur issue. Nos attitudes les plus spontanées ne sont pourtant le plus souvent que des réactions à ce que les autres font autour de nous, pour faire comme eux, comme pour exploiter les marges d’initiatives qu’ils peuvent nous laisser. Cette continuité d’eux à nous n’est guère aperçue. Tout de même que nos succès ou défauts doivent nous être imputés, pensons-nous, plutôt qu’aux autres. Ouvrez un manuel d’échecs cependant : la plupart des plus beaux coups sont irréalisables face à des débutants attendant campés en défense, sans stratégie, sans mouvement d’envergure découvrant leur jeu. Dans un combat, l’attitude de l’ennemi conditionne positivement notre victoire ou notre défaite. A la guerre, ainsi, il est essentiel que les ennemis collaborent et se battent selon les mêmes principes. A défaut, une armée peut être facilement vaincue par une autre bien moins aguerrie et importante qu’elle ; la plus puissante armée du monde peut s’enliser et se retrouver paralysée par une guérilla qui refuse le combat.

Je ne me distingue pas. On me distingue. Je pense être quelqu’un par rapport aux autres. Je ne suis rien que parmi eux. Ce sont eux qui finalement me donnent mon rôle et ma place. C’est pourquoi aucun Napoléon n’occupe actuellement un emploi de notaire. Il n’y a pas de Napoléon en soi. Un homme très fin pourra passer pour bizarre ou même idiot aux yeux de rustres. Toute qualité réclame son public, comme tout destin ses circonstances particulières pour se réaliser. L’écrivain mexicain, Julio Torri (1889-1970), décrit une exécution : les chefs savent mal commander le peloton, les soldats sont sales et hirsutes, le public, frustre, est composé de simples badauds. Là, pour le condamné qui vit ses derniers instants, une attitude sobre ou des airs nobles seraient tout à fait vains et même ridicules ![1] Pour être comme nous pensons devoir être, un public peut tout à fait nous manquer.

Tout cela cependant n’est pas facilement dit. Tans pis pour les autres qui nous déçoivent. On préférera dire que leur avis nous importe peu. Couramment, les hommes parlent de sort pour dire la part qui leur revient personnellement. Ils interrogent leur situation propre sous le registre du destin ; s’en regorgent, éventuellement, dans un sentiment de grâce et rêvent leur rapport à autrui selon des modèles héroïques. Il est très difficile à un homme de parler de lui et des autres sans mensonges ! Nous le verrons ci-après à travers trois grandes parties : I – Le destin et la grâce, le sort de chacun ; II – Héros et grands hommes, ce que l’on dit des hommes ; III – les hommes dans la guerre.



[1] Voir P. Ollé-Laprune Cent ans de littérature mexicaine, Paris, La Différence, 2007, pp. 45-46.