L’existence (4. 1. 17. / 4. 1. 23.)

Pour saisir le concept d’existence, posons la question suivante : est-ce que tout ce qui est existe ? Cela revient à demander notamment quel est le statut des idées générales. Est-ce que le temps existe ? Il n’est pourtant rien de palpable, de saisissable en soi. Est-ce qu’un lieu existe en tant que tel ? Et le vide ? De ces êtres abstraits, les Stoïciens faisaient des “incorporels” : des êtres doués d’une moindre existence que les corps de la nature mais des êtres quand même.

Les idées ont une existence très réelle, dit Malebranche (De la recherche de la vérité, 1674, III, II° partie, chap. I). Mais les idées fausses ? Les idées impossibles ? On peut tirer d’elles des propositions sensées (“une montagne d’or est dure”) et même vraies (“un carré rond n’existe pas”). De l’étant (sein), de ce qui existe, il faut ainsi distinguer une certaine manière d’être, un “être tel” (Sosein), pose Alexus Meinong (Théorie de l’objet, 1904). En d’autres termes, toute représentation qui représente quelque chose a bien un objet (Gegenstand), affirme Meinong, que ce quelque chose existe ou non. Car ce quelque chose a des propriétés qui le distinguent. Une montagne d’or est justement en or. Elle possède de l’étendue, etc. Nous dirons qu’un cercle carré ne peut exister. Il fait ainsi l’objet d’un jugement. Une représentation peut donc bien manquer d’un véritable sujet existant en tant que chose, elle n’en possède pas moins un objet. Et dans nos processus de connaissance, le non-être est tout aussi valable que l’être, dit Meinong. La totalité de ce qui existe, de ce qui possède une réalité effective (Wirklichkeit), est très restreinte par rapport à la totalité des objets de connaissance – par rapport à ce qui a non pas existence mais subsistance (Bestand), comme les êtres mathématiques, ou par rapport à ce qui est simplement donné à l’esprit, à l’instar des objets impossibles, comme le cercle carré.

On trouve des idées semblables chez Bertrand Russell : il faut réserver le terme d’existence à ce qui est dans l’espace et le temps, dit-il. Les idées générales, les universaux, ainsi, n’existent pas. Mais ils subsistent incontestablement et ne sont pas seulement de nature mentale car ils sont, qu’un esprit les pense effectivement ou non (Problèmes de philosophie, 1912). « Cerbère » se rapporte à un acte de pensée, souligne Edmund Husserl. Il appartient donc bien au vécu. Il n’a pas d’existence mais il est donné (Idées directrice pour une phénoménologie, 1913, § 22).

Gilbert Ryle, toutefois, met en garde contre l’emploi trop large du terme “existence”. C’est parce qu’on les pense semblables, c’est-à-dire existant tous les deux, qu’on oppose notamment le corps et l’esprit ; parce qu’on en fait deux réalités également existantes, qu’il est impossible de penser semblables. Mieux vaudrait ainsi distinguer différents sens du terme “existence”. L’université d’Oxford n’existe pas comme existent ses différents bâtiments. Elle n’est pas comme un bâtiment parmi eux, comparable à eux (La notion d’esprit, 1949).

Un tel débat est plusieurs fois intervenu dans l’histoire de la philosophie. Un certain Frédégise (mort en 834), dans une lettre De Nihilo et Tenebris, soutenait que tout nom défini signifie quelque chose et que « rien », ainsi, désigne une chose existante. Contre une telle conclusion, Willard O. Quine argumente comme Ryle (Méthodes de logique, 1972, p. 226 et sq.). Le mot “Cerbère” ne nomme rien de réel. Dira-t-on qu’il existe au moins comme idée dans l’esprit et représente bien ainsi un objet ? Ce serait confondre une chose et une autre. Nous avons bien l’idée de Cerbère. Cela n’implique pas qu’il existe quelque chose comme Cerbère. La signification d’un mot n’est pas identifiable à une chose nommée. Les expressions “étoile du soir” et “étoile du matin” nomment la même planète mais leur sens respectif ne permet pas de le savoir. Les significations ne sont pas des entités. Elles ne désignent pas des objets. Et il est erroné de croire que “Cerbère” doit nommer quelque chose pour avoir une signification. Dire quelque chose de sensé n’implique pas qu’il y ait des choses dont on parle, même si l’on distingue leur être de l’existence. Que 2 + 2 fassent infailliblement 4 ne suppose pas qu’une telle vérité soit, c’est-à-dire existe sous quelque forme, de quelque façon (mais Meinong ne le soutenait pas).

C’est là un constat d’une grande importance, que Quine, malheureusement, n’exploite guère en ce sens et qui indique que pour être vraie ou fausse, la pensée n’a pas à être jugée au vu de ce qui est au-delà d’elle – sauf, bien évidemment, pour toute proposition portant sur l’existence réelle d’êtres particuliers. Quoi qu’il en soit, de Meinong à Quine, le concept d’existence est nettement distingué : l’existence n’est pas incluse dans la pensée mais est plutôt comme un donné brut, autre, qui marque les limites de celle-ci. Tel est proprement son sens moderne.

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Pour Platon, aucune chose concrète n’était pleinement car la qualité, l’essence fait l’être et non l’existence ici et maintenant. La réalité des êtres est, au delà d’eux hic et nunc, dans l’essence dont ils reçoivent les qualités.

A partir de Kant, la pensée moderne a totalement renversé ce point de vue, renvoyant toute vérité à une situation d’existence. De manière vague, cela conduisit à faire prévaloir le concret sur l’abstrait, l’individuel sur l’universel, etc. De nos jours, ce sont là autant de lieux communs. En un sens plus philosophique, cela conduisit à voir dans notre existence l’appel à une responsabilité individuelle portant sur la totalité de l’être. Car, fonction de notre situation existentielle, toute vérité dépend de nous. Le monde est entre nos mains. Il n’y a rien en soi ou cela, comme l’enseigne Kant, est insaisissable. Tout est affaire de conscience – en quoi la phénoménologie husserlienne apporta à l’existentialisme sa méthode.

L’étoile se dit : je tremble au bout d’un fil. Si nul ne pense à moi, je cesse d’exister, écrit Jules Supervielle. Quand nul ne la regarde, la mer n’est plus la mer. Elle est ce que nous sommes lorsque nul ne nous voit… Sans notre volonté de le penser, le monde s’abîme, dira Jean-Paul Sartre. Il est menacé par l’engloutissement hors de l’humain. Il se dissout, devient une atroce et innommable présence de non-signification.

Sartre a voulu aller au bout de cette idée que toute vérité renvoie à une existence. Cela ne fut pas sans d’importantes difficultés, qui amènent à sérieusement douter du bien-fondé d’une philosophie de l’existence. Notre présentation ainsi, prévenons-en, ne pourra manquer d’être critique à certains moments.

Nous envisagerons successivement : A) Le concept d’existence ; B) Les philosophies de l’existence ; C) Critique de l’existence & D) Heidegger et l’humanisme.

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Sommaire :

A) Le concept d’existence

L’existence fit l’objet d’une conceptualisation tardive. Distinction de l’essence et de l’existence. Thomas d’Aquin. L’argument ontologique. Descartes et Leibniz. Kant. Le possible suit le réel. Hegel. L’Etre ne nous concerne pas seuls.

B) Les philosophies de l’existence.

Le concret ? Kierkegaard. En fait de vérité de l’existence, Kierkegaard ne renvoie finalement qu’à la foi. Une philosophie se voulant concrète. Une nouveauté philosophique ? Un précurseur oublié de l’existentialisme : Fichte. Une philosophie de l’homme. L’homme existe, c’est-à-dire qu’il est capable de s’arracher à l’être. La philosophie existentielle de Karl Jaspers. L’homme est projet. Il est impossible d’exister pleinement. La situation. L’existence se fonde sur une Transcendance inaccessible en elle-même. L’absurde.L’absurde comme condition de la liberté. Albert Camus.  L’homme révolté. Le besoin de désespoir. Maintenir Dieu, au moins pour se plaindre de son inexistence. Sauver le tragique. Que faire d’une liberté sans grandeur ? L’importance de la philosophie de l’absurde a finalement été négligé. Une foi en l’homme. La philosophie existentielle de Jean-Paul Sartre. L’en soi et le pour soi. Le solipsisme : et si ma conscience était le monde ? L’existence précède l’essence. La mauvaise foi. La facticité. L’homme est une passion inutile. Nous sommes condamnés à être libres. L’existentialisme et le problème moral. Une connaissance totale de l’homme est possible. La métaphysique sartrienne.

C) Critique de l’existence

Incohérence d’une identification de l’existence et de la liberté. Identité de l’essence et de l’existence. Aristote.

D) Heidegger et l’humanisme

L’homme, comme Dasein, a pour essence sa propre existence, c’est-à-dire son être propre qui est d’avoir à être ce qu’il est. La Lettre sur l’humanisme. Existence et humanisme.

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Alberto Giacometti Jean Genet, 1955.