La réalité II (2. 1. 17. / 2. 1. 26.)

Il est une critique de l’idée de substance dont le succès est toujours vif de nos jours et qui est toujours la même depuis… Aristote ! C’est assez souligner le caractère déterminant du présent thème, qui porte sur la réalité de la pensée, sur la vérité du langage.

On dit, on pense quelque chose de quelque chose. On admettra dès lors que ce quelque chose doit être réel pour que nos énoncés soient vrais. Cela peut paraître évident. Mais cela ne l’est point ! Car la distinction même de ce quelque chose correspond-elle bien à une réalité ? Le mot n’est pas la chose. Un tel questionnement peut paraître assez vain. Mais sa pérennité doit nous détourner de le croire tel. On trouve en effet constamment dans l’histoire des idées deux positions critiques qui assurent que les concepts sous lesquels nous pensons et disons le monde ne saisissent pas ce dernier dans sa vérité :

-      pour l’une, ce qui est réel est au-delà de ce que nous saisissons du monde à travers nos catégories – au delà des choses donc. La réalité est cachée.

-      Pour l’autre position, les choses que nous désignons ne sont pas abstraites de notre perception sans risque d’abus ; sans risque de prendre pour une chose réelle ce qui n’est qu’un mot. De sorte qu’il nous faut invariablement vérifier la réalité de nos généralités.

Dans les deux cas, la réalité est posée contre la raison et sa prétention à saisir le monde tel qu’il est. Contre sa tendance à croire vrai ce qu’elle trouve juste et réel ce qu’elle juge exister.

Il y a donc là un débat assez fondamental et il nous faut prévenir que nous ne l’exposerons pas sans prendre position. Nous nous attacherons en effet à souligner que les deux points de vue que nous venons de présenter ne se soutiennent guère. Et nous irons jusqu’à dire que tout ce qui est réel est rationnel ; c’est-à-dire que rien n’est jamais réel que pensé, ce qui ne veut certainement pas dire que la pensée crée la réalité. Le réel est rationnel parce qu’il représente précisément pour la pensée une épreuve ; l’obligation de se situer, de se préciser. La réalité signifie pour nous l’obligation même de penser. Où cette obligation n’apparaît pas, l’idée même de réalité est absente. Il n’est guère de souci de distinguer entre ce qui paraît et ce qui est. Le réel est ainsi l’intelligence même que nous avons du monde. Et nous considérerons particulièrement, à titre d’illustration, les représentations qui furent historiquement développées à propos de l’au-delà.

La réalité, en d’autres termes, ne se contemple pas. Elle est au bout d’une découverte que le monde lui-même ne provoque pas mais la réflexion. Et c’est bien pourquoi les hommes ne saisissent pas forcément les mêmes choses – jusqu’à donner l’impression de ne pas partager la même réalité. Ils n’accordent pas tous au monde la même intelligence. En même temps, il est assez absurde de parler de “différentes” réalités et il est assez vain de parier sur une réalité cachée. La réalité du monde se bâtit dans la coïncidence provisoire d’un mot et d’une chose, à travers une épreuve de validité et non une intuition. Le réel est moins ce qu’on ressent que ce qu’on vérifie. Or cela ne veut justement pas dire qu’est réel seulement ce qui “marche” parmi nos concepts, c’est-à-dire ceux avec lesquels l’expérience est au rendez-vous. Car la réalité n’a pas d’autre. Elle n’est pas ce qui fait face à l’intelligence. Elle est l’intelligence même que nous avons du monde. Une intelligence vérificatrice, qui sonde moins le monde pour valider ses propres concepts que pour l’observer et en tirer des concepts.

Il n’y a pas d’outre-monde – un monde caché ou insaisissable qui, innommable, n’aurait rien d’un monde. Et il n’y a pas davantage un monde concret, opposable aux abstractions issues de la raison, qui serait comme un monde privé propre à ma perception, pour la même raison : un tel monde serait innommable et ne pourrait pas même être perçu puisqu’il n’est rien.

Maintenant, si la réalité n’est pas saisie dans une contemplation mais dans une réflexion, ce qui est réel ne sont effectivement pas les choses que je découpe en pensée dans la toile du monde – je peux toujours les renommer, en identifier de nouvelles, en regrouper certaines que je croyais distinctes, etc. La réalité désigne plutôt les règles qui président à l’identification des choses. Elle n’est pas un ensemble de représentations mais de schèmes. On se récriera que c’est là ramener la réalité à une construction cérébrale. Certes mais seulement en ce que celle-ci intervient en rapport avec une extériorité. Qui le conteste doit avoir les moyens de désigner la réalité sans recourir au langage. Il devrait posséder la langue même des choses.

A travers l’idée de substance, ces différents points sont développés. Il nous faudra d’abord présenter l’idée même de A) ce qui se tient en dessous. Puis les positions critiques que nous venons d’évoquer seront présentées sous deux appellations : B) le nominalisme et C) la chose en soi.

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Sommaire :

II – La substance

A) Ce qui se tient en dessous

Aristote. L’ousia.

B) Le nominalisme

Immatérialisme. Constance du nominalisme. La querelle des universaux. Le rasoir d’Occam. La fausse modernité du nominalisme et sa distinction du réalisme. Le nominalisme de Willard Van Orman Quine. Misère du nominalisme. Relativité de l’ontologie ? Définitions réelles et nominales. L’éradication des substances. L’atomisme logique. La logique des noms propres. Le sensualisme. La construction logique du monde de Rudolf Carnap. Que voient les aveugles ? Un important mirage de la réflexion philosophique.

C) La chose en soi

Kant. Les noumènes. Une conception relationnelle de la substance. Descartes. Le morceau de cire. Bachelard : les écueils de la pensée substantialiste. Un substantialisme de l’occulte. La chose en soi est. Elle n’existe pas. Les représentations concrètes de l’au-delà. Kant et Swedenborg. Dante. La divine comédie. Le monde des morts des Égyptiens. Géographie de l’au-delà. L’éviternité. Que peut-on faire au Paradis ? L’au-delà sans espace et sans représentation. L’être n’est pas limité à son apparence. Retour sur la mécanique quantique. Tout ce qui est réel est rationnel. Kant. Le schématisme.

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