II. 2 & 3. La mort et l’angoisse (3. 3. 35. / 3. 3. 44.)

Ce qu’on va lire à présent n’est pas une méditation sur la mort, visant à délivrer quelques pensées profondes ou quelques fortes vérités. Ci-après, la mort sera considérée avant tout à travers ses représentations – car c’est sans doute surtout à travers elles que la mort existe.

La conscience de la mort, en effet, est toute la mort. Elle est tout ce qu’on peut en saisir en tous cas. Et cette conscience consiste en réactions face à ce qui, autrement, est un événement et n’est que cela. La mort, ainsi, dure toute notre vie, dès lors même qu’on a pris conscience de notre possible, de notre inévitable disparition. La mort ne viendra pas dans l’avenir. On ne sera pas plus proche de la mort demain qu’aujourd’hui, écrit saint Augustin. Rien ne ralentit l’inéluctable mort. On ne marche pas plus lentement vers elle. On peut seulement faire un trajet plus long (La Cité de Dieu, 410-426, XIII, X). Dès que la mort survient, en revanche, elle n’est plus. Puisqu’elle n’est rien à vivre, elle n’est rien pour nous et n’a de réalité qu’à la hauteur des pertes qu’elle nous inflige, des peurs qu’elle nous inspire et des images à travers lesquelles on tente de la saisir.

La mort est toute irréelle, ainsi. Elle ne sera rien qu’un moment, que nous ayons ou non conscience au-delà. Avant cela, aussi bien, elle n’aura représenté qu’un instant. Un instant décisif, qui semble toujours pouvoir ou devoir être reporté mais qui arrivera cependant et emportera tout. La mort désigne notre finitude comme enfermement face à un immédiat constant et sans cesse différé, qui disparaîtra avec son propre avènement. La mort est d’abord la conscience d’une échéance. La comprendre, c’est seulement apprendre à s’arranger de la pression constante de l’immédiat. Comme l’horizon, comme l’instant, la mort est une limite. Qu’on ait pu si souvent affirmer qu’elle n’est rien, le simple passage vers une vie continuée, est parfaitement logique.

Qu’on reconnaisse ou non un avenir au-delà de la mort, la disproportion entre nos aspirations et notre toujours possible disparition immédiate ne fait que souligner que nous sommes à nous-mêmes notre propre fin. Dans cette disproportion, la mort nous découvre esprit sous la perspective la plus brutale qui soit : immédiate et individuelle. La mort nous découvre esprit, sujet, fin à nous-mêmes et c’est pourquoi les tombeaux peuvent réunir les hommes. C’est pourquoi les cimetières sont des lieux spirituels. Hegel nommait les Pyramides les premiers temples et situait l’art mortuaire égyptien à l’origine du parcours de toute la spiritualité occidentale.

Au niveau de la simple découverte de la mort, la spiritualité n’est encore que la volonté de vivre et de vivre dignement. Elle correspond au fait que nous sommes à nous-mêmes notre propre fin. De sorte que, si elle n’est pas “naturelle”, c’est-à-dire si elle n’intervient pas au terme d’une vie bien remplie et comme épuisée d’avoir bien vécue, la mort ne peut immédiatement que nous paraître absurde : elle n’a pas plus de raison que notre envie de vivre.

Le plus logique est dès lors de confier notre sort, que la mort nous empêche de poursuivre, à d’autres – à quelques dieux. La vie en appelle ainsi presque naturellement à des dieux protecteurs, qui sont des dieux spirituels aussi bien : des dieux capables de comprendre, de juger, de pardonner. Des dieux qui, comme Osiris, n’ignorent pas eux-mêmes la mort. Dira-t-on qu’avoir recours à eux revient à fuir la réalité de la mort ? Mais, pur instant immédiat, la mort n’a aucune vérité au-delà d’elle-même. Il n’est rien en elle qui puisse rendre compte de notre propre vie. « Sa mort prochaine, rien ne la fait prévoir dans le chant de la cigale », écrivait Bashô.

Notre mort n’interviendra que pour les autres, quand nous serons rendus au monde sans regard sur nous-mêmes, comme lors de notre naissance. Dans la mort, l’esprit doit être disputé à un cadavre – c’est pourquoi le destin de la dépouille importe, nous aurons à le souligner. La mort n’est pas un événement de la vie, note Wittgenstein. Notre vie est sans fin comme notre champ de vision sans limites (Tractacus logico-philosophicus, 1921, 6. 4311). La mort peut en revanche signifier pour nous une nouvelle naissance pour les autres, comme dans Mort de quelqu’un (1911) de Jules Romains, se forme autour d’un individu banal qui est mort seul un groupe de ceux qui l’ont connu et pour lesquels, vivant, il semblait n’exister qu’à peine, comme s’il aimantait à présent leurs pensées.

La mort est ainsi un événement assez incroyable. Immédiatement, nous nous pensons volontiers immortels. Illusion ? Peut-être. Mais c’est là quelque chose d’indécidable ! Car cette conscience d’immortalité ne traduit rien d’autre que l’attachement que nous avons à être. Si elle est fausse, toute notre vie n’est qu’un rêve illusoire et c’est la mort, aussi bien, qui doit alors paraître irréelle ! La perspective de la mort n’est quelque chose que pour un vivant qui sait qu’il ne devrait pas mourir. De sorte que l’illusion est bien de croire à quelque réalité de la mort ; de juger qu’elle nous oblige et que nous lui sommes promis. Mais si tel est le cas, la mort n’est rien ! Toutes les sagesses de la mort, ainsi, ne parlent que de la vie. Elles ne nous mettent en perspective de notre disparition que pour nous enjoindre de bien vivre. Sont-elles capables de convaincre ? La mort et la maladie nous enferment dans notre réalité la plus singulière. Comme épreuves et, bien que personne ne leur échappe, elles n’ont guère de généralité – tout le monde est le premier à mourir. De sorte qu’à leur égard, tout discours peut toujours paraître vain et creux. Aussi ne trouvera-t-on rien ci-après qui tente de passer pour une philosophie de la mort. Nous considérerons plutôt celle-ci comme la plus brutale et la plus immédiate provocation à la philosophie. Ceci, à travers quatre grands thèmes : A) la mort et sa programmation ; B) les représentations de la mort ; C) être mort & D) la valeur de la mort.

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L’angoisse est une expérience philosophique. L’une des rares expériences humaines dont la portée immédiate est résolument métaphysique : elle met le monde et le soi en perspective. L’angoisse n’est pas la conclusion d’un raisonnement, ni une impression issue d’une réflexion ou d’une méditation mais une idée se donnant directement sous la forme d’une sensation oppressante, extrêmement désagréable. Sans doute est-ce pourquoi, communément, l’angoisse n’est pas reconnue comme une expérience positive et intellectuelle mais plutôt comme un trouble psychologique, qu’on réfère à un dysfonctionnement mental ou organique – l’angoisse, aux dernières nouvelles, tiendrait ainsi, explique-t-on, à l’insuffisance d’un neurotransmetteur, la sérotonine, ou de ses récepteurs. Et si plusieurs philosophes se sont attachés à cerner ce que révèle l’angoisse, ils ont laissé le trouble lui-même comme de côté – ils l’ont laissé aux psychologues et aux médecins. Ainsi a-t-on rarement reconnu que ce que révèle l’angoisse est tout entier contenu dans l’oppression physique qu’elle provoque. Il faut dire que le trouble angoissé est particulièrement difficile à traiter de manière positive, puisqu’il est vide ; puisque l’angoisse est une peur qui n’est référée à rien. Une sorte de peur libre, dont le motif, admettra-t-on ainsi, doit être inconscient.

L’angoisse a pourtant bien un objet, même si celui-ci est effectivement vide. L’angoisse n’est que la peur de soi éprouvée lorsqu’on se découvre libre, c’est-à-dire sans fondement ni attaches. L’angoisse ne révèle pas notre liberté ainsi, à travers une expérience quelque peu traumatisante. Le trouble angoissé est notre liberté même, telle que nous pouvons l’expérimenter : la découverte de nous-mêmes comme sans fonds, capable de fautes, obligés au choix et possédant un visage, un corps qui ne nous résument pas, qui peuvent paraître n’être trop rien de nous. L’angoisse est l’expérience d’une distance à soi qui nous désigne comme libres de manière oppressante, c’est-à-dire non pas puissants et capables de faire ce que nous voulons mais détachés de manière problématique de notre propre incarnation et obligés de décider ce que nous voulons être. L’angoisse est la découverte d’avoir à faire avec nous-mêmes mais sans pouvoir nous accrocher à ce que nous sommes. C’est que la liberté ne saurait, si l’on y réfléchit, nous découvrir capables d’être ce que nous voulons mais seulement potentiellement autre par rapport à ce que nous sommes. La liberté ne peut guère être autre chose, même si l’idée valorisante, exaltante que nous formons a priori d’elle nous empêche de le découvrir.

De sorte qu’il faut aller plus loin et dire que l’angoisse ne révèle pas une liberté qui nous serait comme un attribut. Nous ne sommes libres que dans l’angoisse. La liberté est un malaise, qui se découvre d’abord comme la servitude d’un destin. Qui nous découvre comme limités, finis, en même temps que cette finitude ne prend sens que dans la possibilité d’un détachement de nous-mêmes. La maladie et la mort soulignaient notre finitude comme enfermement dans la singularité radicale de notre corps, de notre temporalité. L’angoisse désigne également un enfermement : l’obligation d’être en sus de ce que nous sommes. Cet enfermement est toute notre liberté. Nous l’apercevrons, après avoir traité A) du plus métaphysique des troubles psychologiques, comme B) le drame de l’esprit.

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Gustave Courbet Le désespéré (autoportrait), 1845.

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II. 2. La mort

A) La mort et sa programmation

La mort naturelle. De lui-même, le vivant s’épuise. Explications du vieillissement. L’espérance de vie. Des limites de vie fixées pour chaque espèce ? Un taux de vie ? La mort est-elle un phénomène d’adaptation ? Freud. Une pulsion de mort. Le biologisme freudien. Limites de la division cellulaire. La mort cellulaire ou apoptose. Les sagesses de la mort. Schopenhauer.

B) Les représentations de la mort

Histoire de la mort. Une plus vive sensibilité face à la mort commande sa dissimulation. La mort de soi. La danse des morts. Quand la mort devint une affaire personnelle… La mort baroque et la fascination pour le morbide. Les vanités. Du morbide comme attribut de distinction. Douceur de la mort au XVIII° siècle. Requiem. Histoire des cimetières.

C) Etre mort

Évolutions dans la présentation des morts. La peur d’être un mort. L’euthanasie. Comment légaliser la possibilité de donner la mort ? Etre maître de soi jusque dans la mort. L’épicurisme. La mort n’est pas un événement de notre vie. Le destin de la dépouille. Brève histoire de la greffe. Les signes de la mort. L’incertitude de la mort. Peurs et espoirs. Les signes cliniques de la mort. Les expériences de mort imminente. L’homme ne meurt jamais seul. L’arrêt Perruche.

D) La valeur de la mort

Les derniers instants. La mort n’est pas pensable. La vie après la vie. Les revenants. Le spiritisme. Ce qui nous attend après la mort. Schelling. Que faire de l’éternité ? De l’inconvénient d’être immortel. Les pensées de l’au delà sont contradictoires dans la mesure même où elles tentent de fonder notre immortalité sur notre finitude. La mort n’impose aucune valeur.

II. 3. L’angoisse

 A) Le plus métaphysique des troubles psychologiques.

Une peur sans mobile. Freud et l’angoisse. Le traumatisme de la naissance. L’horrible obligation de choisir. Contre la prosaïque obligation de vivre.

B) Le drame de l’esprit.

Kierkegaard. Dans l’angoisse, l’esprit saisit sa liberté et ceci, particulièrement, dans la possibilité du péché. L’angoisse dans la pudeur. Le miroir, première expérience de l’angoisse. L’autoportrait. Heidegger. Le néant du monde. Le souci. L’homme est pour la mort. La déchéance. Une résolution pour échapper à l’absurde. La reprise. Sans la mort nous ne serions rien. La liberté nous voue-t-elle irrémédiablement à la mort ? Feuerbach. L’absurdité d’une vie sans limites.

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Nicolas Poussin Paysage avec les funérailles de Phocion, 1648.