Aucune religion ne repose sur une simple démonstration intellectuelle, sur quelque évidence logique. Dès lors, le croyant ne peut jamais rendre pleinement compte de sa foi. La religion ne peut être vécue et justifiée en pleine conscience mais doit être référée à quelque chose qui, extérieurement, oblige ou convainc. Le religieux est la reconnaissance même d’une telle extériorité.
Nous prendrons la peine de développer tout ceci qui, posé aussi abruptement, ne va pas sans dire mais, d’emblée, prenons pour point de départ qu’il paraît vain d’en appeler à la raison pour convertir ; comme en Inde et en Chine les missionnaires jésuites tentèrent de le faire, s’engageant dans un assez extraordinaire effort d’adaptation à des civilisations étrangères, jusqu’à finir, en Chine, par adopter le costume et les cheveux longs des lettrés[1].
Intéressons-nous ainsi un instant au cas de ces jésuites. Au départ, ils pensaient avec Matteo Ricci, fondateur de la mission jésuite à Pékin, qu’il fallait surtout apprendre aux Chinois à raisonner comme il faut : à distinguer la substance et l’accident, l’âme et le corps, le créateur et la création. De là, il serait possible, pensaient-ils, de tirer parti des analogies des traditions chinoises et chrétiennes – le Souverain d’en Haut, dont parlaient les classiques chinois, pourrait notamment être rapproché du Dieu de la Bible. Une fois leur esprit réformé, les Chinois retrouveraient le sens de la vraie religion puisque, après tout, si la Bible concerne l’humanité entière, il fallait croire qu’eux aussi descendent de Noé.
Bien entendu, de nos jours, les Occidentaux ne voyant plus que barbarie dans leur propre histoire, l’aventure des jésuites passera pour n’avoir été que violence et intolérance[2]. Pourtant, leur démarche rencontra la sympathie de certains lettrés chinois, qui appréciaient que les jésuites s’en prennent aux superstitions du bouddhisme et du taoïsme populaires. Mais cela n’eut qu’un temps. Les jésuites voyaient le peuple battre ses idoles quand elles ne lui accordaient pas ce qu’il leur demandait. Ils en conclurent que les Chinois n’avaient guère de foi et ne possédaient, en fait de religion, qu’un ensemble de coutumes fondées sur la tradition. Les jésuites ne voulurent pas dès lors s’opposer frontalement à ces coutumes, au culte des ancêtres notamment, qu’ils proposèrent d’autoriser aux convertis. On composa de même des messes sur des airs chinois adaptés à la prière catholique. Cela suscita en 1645, avec l’interdiction faite par le pape Innocent X aux chrétiens chinois de célébrer le culte de Confucius et des ancêtres, une Querelle des rites, qui vit la papauté plusieurs fois varier, avant que Clément XI ne confirme l’interdiction en 1700 ; tandis que l’Empereur de Chine exigeait lui des missionnaires un formulaire de respect des rites chinois[3]. La démarche, ainsi, tourna court. Et beaucoup sans doute, face à cet échec, s’empresseront de nos jours d’affirmer qu’il illustre le fait que, pas plus que les langues, la raison n’est universelle.
Mais il ne s’agissait pas tant en l’occurrence de raison que de vérité. Sans doute est-ce pour cela que, comme l’Inde, comme les autres civilisations, la Chine a eu bien moins de mal à assimiler les sciences, le droit et l’économie de l’Occident que sa religion. Ce n’est pas que les Chinois fussent incapables de comprendre la doctrine chrétienne, faute de maîtriser certains concepts. C’est qu’ils avaient du mal à en accepter la vérité. La séparation de la nature et de la vertu n’était guère dans l’esprit du taoïsme. L’égalité proclamée des âmes invitait à ne pas respecter les statuts sociaux et les rangs d’âge. Il ne s’agissait donc pas d’enseigner les Chinois mais bien de les convertir, soulignait Leibniz qui, singulier en son temps, ne croyait pas les Chinois matérialistes et athées, en même temps qu’il jugeait que le culte de Confucius n’était pas de nature religieuse (Lettre à M. de Rémond, 1716[4]). Leibniz faisait de la religion une affaire non pas simplement de croyance mais de vérité.
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Il paraît difficile de parler de “la” religion, c’est-à-dire de ramener les innombrables cultes particuliers et même, au sein d’un même culte, la diversité des modes de croyance, des degrés d’adhésion qu’il recueille et des besoins qu’il comble, à un unique système de dogmes et de croyances positifs. En matière de cultes la diversité semble insurmontable, comme en matière de religion tout paraît avoir été dit et son contraire. Elle est, c’est selon, contrainte ou liberté, aliénation ou épanouissement, élévation ou culpabilité, etc.
Pour autant, parler de “la” religion est bien plus qu’une commodité. Car il est une chose qu’on ne peut manquer de reconnaître à la religion, quelle que soit la forme de culte sous laquelle elle existe : elle enseigne une vérité et même, de son propre point de vue, la vérité. Il n’est pas de religion qui défende des hypothèses ! De sorte que, toutes ensemble, les religions nous invitent à considérer comment les hommes conçoivent, vivent, se représentent et expérimentent ce qu’ils sont à même de reconnaître pour leur vérité.
Notre religion dit notre vérité ultime. La religion ne correspond donc pas à un concept global, qui aurait seulement des variantes historiques et locales. Elle est le nom donné à quelque chose qui nous concerne de trop près pour ne pas épouser toutes nos singularités. Mais alors, aussi bien, il ne peut y avoir de définition stricte de « la » religion. Force est de se référer à ses manifestations particulières, historiques, sans pouvoir vraiment tracer de frontière notamment entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas. Seul indice : l’homme religieux se situe lui-même par rapport à une vérité absolue, qui tient l’ensemble de son monde et de sa vie et face à la représentation de laquelle il s’oblige à la révérence. La religion, en effet, ne saurait reposer seulement sur un assentiment de conscience. Sa vérité déborde celui qui la pense puisqu’elle le fonde ou la religion n’a plus de réalité. Pour être, à ses propres yeux, plus qu’une invention, un mensonge ou une illusion, elle doit être l’expérience subjective d’une vérité extérieure et la confirmation objective du bien fondé d’un élan intérieur.
Certes, il est toujours possible de considérer qu’une telle obligation n’est que l’expression inconsciente d’une soumission à l’ordre social, que la religion aurait pour première fonction de masquer. Mais, en même temps, force est de remarquer que l’attitude religieuse, mêlant adhésion subjective et soumission à une vérité extérieure et massive, est l’attitude que nous ne pouvons manquer d’avoir face à toute vérité qui se rapporte à nous-mêmes.
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Penser notre vérité, ce ne peut être que nous envisager sous le registre de l’extériorité, puisque c’est nous envisager sous le point de vue de ce qui n’est pas nous mais nous justifie. Par définition, notre vérité ne peut être nôtre, sinon le monde serait nôtre aussi bien. C’est plutôt nous qui sommes saisis sous la perspective de la vérité. De sorte que toute vérité nous met d’abord en demeure de nous arranger d’elle ! Les différentes religions sont cet arrangement même et il n’est guère étonnant qu’elles mobilisent toute la gamme des réactions humaines : peur, lâcheté, hypocrisie, bêtise, indifférence, rébellion, dévouement, sacrifice de soi, intelligence. Aucune d’entre elles n’infirme le religieux et toutes lui sont nécessaires. Toutes en marquent le caractère impérieux mais aucune n’en valide les dogmes. Si la religion désigne la manière particulière sous laquelle, de manière générale, chacun compose avec sa propre vérité, il faut accepter qu’elle puisse exister sous des formes très diverses et toutes opposées. Les guerres de religion ne représentent donc pas un argument contre la réalité de la religion, au contraire. Même l’athéisme, à ce compte, est religieux. Mais non l’indifférence ou le simple conformisme à un culte, une tradition de croyance qui évitent de se poser la question de leur propre vérité.
Parler de la religion, ainsi, c’est traiter de discours dont le propre est de rapporter notre être à une vérité générale donnée. C’est parler de notre rapport immédiat à la vérité. Nous allons développer ceci à travers un long parcours, dont les principales étapes seront les suivantes : nous tenterons d’abord d’interroger 1. 14. 1. – l’idée de religion puis 1. 14. 2. – l’expérience religieuse. Trois autres thèmes suivront alors : 1. 14. 3 – l’avenir de la religion ; 1. 14. 4. – l’essence du religieux & 1. 14. 5. – Au-delà du religieux. Chacun de ces thèmes sera justifié en cours de route.
[1] Nous suivons particulièrement J. Gernet Chine et christianisme, Paris, Gallimard, 1982.
[2] Voir par exemple R. Dembo Le jardin vu du ciel, Paris, Verdier, 2005.
[3] Voir Etiemble Les jésuites en Chine. La Querelle des rites (1552-1773), Paris, Julliard, 1966.
[4] in Discours sur la théologie naturelle des Chinois, Paris, L’Herne, 1987.