Les trois derniers siècles auront vu trois principales démarches se succéder pour mettre en ordre le vivant et rendre raison de sa diversité:
- les méthodes de classement au XVIII° siècle ;
- l’évolutionnisme au XIX° siècle ;
- la génétique au XX° siècle – laquelle se réclame toujours de l’évolutionnisme, bien qu’elle en ait singulièrement modifié le sens et la portée.
Quant aux acquis scientifiques, nous verrons au fil des trois derniers siècles les formes vivantes être peu à peu expliquées et leur diversité réduite, à travers leur regroupement en classes, puis selon leur généalogie, puis enfin en regard de la configuration particulière d’un code génétique.
Quant aux idées générales, nous verrons celle d’évolution lentement se dégager des idées transformistes qui la précédèrent (de vieilles idées, que le XVIII° siècle n’a nullement inventé mais dont il a libéré l’expression), se préciser avec Lamarck, s’affirmer avec Darwin, triompher, connaître bien des remaniements, pour tendre finalement de nos jours à se perdre, sans être véritablement remise en cause.
Aussi ne peut-on pas présenter l’évolutionnisme comme une théorie formulée une fois pour toutes et parfaitement cohérente – suffisamment en tous cas pour qu’on puisse considérer avec agacement ou sourire toute remarque formulée à son égard.
Pour autant, nous nous garderons bien de considérer le darwinisme comme une théorie insuffisante ou dépassée. Nous serons plutôt sensibles à l’incompréhension que l’idée d’évolution aura constamment rencontré. Même chez certains de ses plus zélés défenseurs…
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Dans l’idée d’évolution, ce qui est difficile à entendre – et ce qui à l’usage se révélera le plus mal compris – c’est la contingence que Darwin prête au processus évolutif. Ce concept, de fait, demeure assez peu sondé. Nous l’avons traité ailleurs et ne pouvons qu’y renvoyer (voir 2. 6.).
Par “contingent”, on entend généralement “soumis au hasard” et l’on conçoit ainsi que le darwinisme, dans la mesure où il réfère toutes les caractéristiques des vivants à quelques heureux succès adaptatifs, déprécie aussi bien la valeur de telles caractéristiques. L’homme n’est qu’un singe que le hasard ou la chance a perfectionné.
Freud voyait dans cette affirmation une profonde blessure faite au narcissisme humain. Et il y a dans ce jugement, devenu extrêmement commun, quelque chose de très étonnant. C’est qu’on ne peut finalement le prononcer que d’un point de vue religieux ! Il faut bien concevoir que le monde qu’un Dieu ne dirige pas ne vaut rien, en effet, pour juger que ce que le hasard a fait naître souffre d’une sorte de manque ontologique.
L’idée d’évolution ne dit pourtant rien de cela mais désigne une ensemble de processus biologiques cumulatifs et créant en ce sens un progrès non contestable dans l’adaptation des vivants à leur environnement. Et cela, sans solliciter ni le hasard, ni quelque intervention divine. La contingence du processus évolutif, précisément, marque que ce dernier ne tire que de lui-même son ressort et n’a pas d’autre but que sa propre prolongation. En ce sens, le programme darwinien peut en somme être résumé au problème suivant : étant donné que l’histoire du vivant nous fait assister à une conservation de leurs formes, ainsi qu’à une spécialisation, une meilleure adaptation ou une complexification des attributs des vivants, trouver un ou des principes qui permettent d’expliquer cette évolution, sans avoir recours ni à une quelconque intervention divine ni à une succession indéfinie de chances.
Darwin lui-même a-t-il trouvé de tels principes ? Cela est douteux. Au fil des éditions de L’origine des espèces, il est obligé d’introduire, en plus de la sélection naturelle, la sélection sexuelle et de réintroduire l’hérédité des caractères acquis. Mais cela montre au moins que Darwin a parfaitement compris que, comme l’intervention divine, le hasard nous ôte l’évolution. Là est la différence entre transformisme et évolutionnisme, que le darwinisme contemporain semble avoir assez largement oubliée, sans qu’on puisse facilement déterminer la part en ceci des acquis scientifiques et celle des préjugés.
Car le darwinisme s’est toujours facilement plié aux idées dominantes des époques qu’il a traversées. Jusqu’au milieu du XX° siècle, il fut invoqué pour justifier la colonisation européenne et la brutalité de sociétés en pleine croissance. De nos jours, de même, le darwinisme a épousé nos principes, qui tiennent notamment à ce que nous ne sommes guère choqués que quelques-uns accaparent places et richesses mais trouvons intolérable que quoi que ce soit puisse être qualifié d’inférieur – à quoi paraît inévitablement mener toute idée d’évolution, c’est-à-dire de progrès, évaluant les avantages comparatifs des individus et des espèces dans le cadre d’une lutte pour la survie. En 2006, les collections alignées au fil des salles du Musée de l’homme de Paris étaient réinstallées sur deux plateaux au Musée du Quai Branly, pour témoigner, par juxtaposition et hors de toute idée de progrès de l’une par rapport aux autres, de la diversité des cultures et rompre ainsi avec l’idée d’un évolutionnisme, devenue largement intolérable.
On ne parle plus facilement “d’évolution” de nos jours. Nos maître-mots sont plutôt : diversité, pluralité, émergence, complexité. Nous ne supportons guère la violence qui est attachée à l’évolution darwinienne. De fait, les mots mêmes en viennent à nous manquer pour penser un processus évolutif conférant aux êtres vivants la possibilité de cumuler et d’affiner leurs acquisitions, comme autant d’armes décisives dans une compétition vitale acharnée. Qui de nos jours parle encore en ces termes ? Qui associe la nature à un carnage ? Comment autrement comprendre, cependant, que le processus évolutif ne trouve de justification qu’en lui-même ? Que les caractères sélectionnés n’ont de valeur qu’au sein et non en regard du processus lui-même ? Car, dans le cadre d’une compétition, ils sont précisément sélectionnés les uns en regard des autres. L’évolution, ainsi, ne rend pas certaines espèces plus intelligentes que d’autres, par exemple, au sens où elle leur permettrait d’atteindre quelque niveau d’intelligence, mesurable en soi. Elle rend certaines espèces plus intelligentes par rapport à d’autres, leur conférant ainsi un avantage relatif, non absolu et toujours précaire.
Vaines distinctions ? Non, vraie difficulté de penser. Pour ne l’avoir pas reconnue, le darwinisme social et l’évolutionnisme spencérien n’ont de darwinien et d’évolutionniste que le nom, qui attachés à classer espèces et individus le long d’une échelle d’aptitudes et de valeurs en soi, sont d’esprit beaucoup plus fixiste qu’évolutionniste.
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Ce qui suit s’efforce donc de présenter la délicate idée d’évolution, dont, dans sa subtilité philosophique, les biologistes n’avaient trop que faire et dont les philosophes n’auront pas fait grand chose.
C’est que la science n’est pas une entreprise de confirmation d’une idée générale, abstraite. Pour s’exercer, la pensée opératoire ne requiert jamais qu’un principe ultime d’explication commode et peu contraignant – Dieu ou le hasard lui conviennent ainsi très bien ! Que les savants l’oublient. Qu’ils en viennent à défendre, au nom de leur région de compétence, quelque idée de manière générale et abstraite, voilà le dogmatisme. Nous en aurons ici de très nombreux exemples – dès lors que Dieu, la Nature, la sélection naturelle ou le hasard auront été pris pour plus que de simples principes d’explication commodes et comme provisoires.
Du côté des philosophes, maintenant, peu se seront intéressés au fait qu’une même interrogation anime les démarches d’explication du vivant : qu’elle est l’unité de base du vivant ?
Sur trois siècles, force est de constater que les sciences biologiques auront constamment pris l’espèce pour première unité de recherche. Quoique cette notion n’ait jamais fait l’objet d’une définition unique et unanime – vouloir la définir c’est vouloir définir l’indéfinissable, disait Darwin – elle aura pourtant représenté l’unité première et incontournable de l’histoire des vivants. Et si l’on est sans cesse revenu à cette idée si peu précise d’espèce, c’est qu’elle répond bien sans doute à quelque chose de la réalité vivante. Elle permet notamment de souligner que chaque individu reçoit une définition plus large en tant qu’il est rattaché à son espèce qu’en lui-même. En tant qu’individu, je ne suis que moi-même. En tant qu’homme, je suis aussi Mozart.
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Parce qu’il appartient à une espèce, en effet, l’individu vivant se définit d’emblée comme mémoire – celle de son patrimoine génétique, qu’il n’exprime qu’en partie à son niveau individuel. Il est un fragment, devenu autonome, d’une mémoire beaucoup plus large, qui n’existe qu’à travers une fécondité sélective – on peut en effet définir l’espèce, plus que par la filiation, par l’interfécondité des individus qui lui appartiennent.
L’espèce est tous les individus mais non le contraire – c’est à ce titre que, longtemps, on refusa d’étudier le comportement animal dans les zoos, estimant que le comportement d’un animal encagé ne peut valoir pour toute son espèce[1]. Si la définition de l’espèce est plus large que celle des individus qui la composent, c’est que ces individus ne se ressemblent pas exactement. Dès lors, par retour, l’espèce ne saurait être définie de manière trop stricte mais surtout par ses limites et les débats pour savoir si les espèces existent bien dans la nature ou ne correspondent qu’à la mise en ordre que nous imposons au vivant, ces débats paraissent assez vains[2]. D’elle-même, l’espèce est une réalité mouvante, aux limites poreuses. Et cette plasticité est celle des vivants eux-mêmes. Celle d’êtres singuliers, porteurs d’une généralité qui les déborde, en même temps qu’ils l’interprètent à leur façon et toujours en partie seulement.
C’est précisément à cette réalité que renvoie la figure de l’animal, immédiatement saisie dans la rigidité d’un type – un individu vaut pour tous ses semblables – mais dont l’observation particulière révèle presque infailliblement une complexité et une souplesse insoupçonnée, ainsi qu’une proximité beaucoup plus forte qu’attendue par rapport aux autres espèces et même par rapport à l’homme.
Qui aime les animaux découvre l’homme car, aussi paradoxal que cela puisse sembler, c’est dans sa singularité que l’animal est le plus commun, le plus général – le plus proche de nous. Non dans ses traits mais dans la souplesse et la richesse de ses comportements, dans cette latitude d’être qui nous le fait découvrir comme sujet, comme nous.
Derrière leur apparent désordre, les Sommes d’histoire naturelle que les Anciens nous ont laissées semblent inspirées par une telle conviction. Ainsi Elien de Preneste (vers 170-225 ap. JC) s’attache-t-il à saisir les animaux dans leurs traits particuliers (idios) et multiplie les anecdotes à ce propos. Comme si l’essence de l’animal était dans le particulier et comme si la zoologie n’avait finalement d’autre objet que la variété et les variations des vivants (La personnalité des animaux[3]). De nos jours, de même, c’est à travers un travail d’observation extrêmement riche que l’éthologie bouleverse notre vision des animaux[4]. Ainsi de cette extraordinaire observation faite par Cynthia Moss au Kenya en 1976. A la mort de l’une des femelles d’un groupe d’éléphants, elle vit les pachydermes demeurer longuement autour du cadavre, puis gratter la terre et en parsemer le corps à l’aide de leur trompe, tandis que certains cassaient des branches dans les buissons environnants, qu’ils déposaient sur la dépouille. A la nuit tombée, le corps était recouvert de terre et de branchages et tout le groupe demeurait là comme pour le veiller. Il ne partit qu’à l’aube, la mère de la morte en dernier…
Le plus extraordinaire, sans doute, est qu’il puisse rester tellement de choses à découvrir chez les animaux et surtout des attributs que l’on pourrait croire proprement humains. Mais certainement quelque chose y pousse qui est bien au-delà de l’intérêt purement scientifique car c’est seulement dans le rapport à une subjectivité autre que l’humanité peut vraiment être mise en perspective. Pour y parvenir, l’homme s’est traditionnellement tourné vers ses dieux. La théorie de l’évolution l’invita à se tourner vers l’animal.
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Au total, deux thèmes conducteurs nous guideront dans l’approche de l’évolution :