Dès lors qu’on réfléchit sur le vivant, il n’est guère possible de s’affranchir de la succession historique sous laquelle se sont inscrits les différents concepts qui permettent de l’appréhender. Dans la précédente section, nous nous sommes arrêtés au vitalisme de la fin du XVIII° siècle, quand le vivant fut saisi dans sa pleine singularité. Nous verrons ici cette approche approfondie et le vivant être pensé en termes d’autonomie, c’est-à-dire de constance par rapport aux variations de son milieu extérieur. Le vivant est à lui-même son propre milieu et s’affranchit ainsi en partie du monde extérieur, explique Claude Bernard. Cet affranchissement le rend même capable de remonter la pente naturelle de la dégradation de l’énergie, soulignera plus tard Erwin Schrödinger.
Le vivant est ce qui résiste à la mort, à la déperdition. Son organisation témoigne en premier lieu de cette lutte, concevait-on ainsi, alors que tout un continent demeurait ignoré : l’hérédité, la détermination des formes vivantes. La clé du vivant, quoi qu’il en soit, put être trouvée dans son organisation. Un simple défaut en celle-ci et le vivant dévie. Un monstre est formé.
La considération des monstres nous fera historiquement assister à la lente réduction d’un phénomène, à une conversion du regard – un désenchantement de l’étrange – assez exemplaire dans l’histoire des sciences. Mais ici, le relativisme qui s’est largement développé de nos jours dans l’histoire des idées est pris à défaut. Ici, nulle “invention” de l’idée de monstre, nulle révolution conceptuelle, nulle apparition d’un paradigme étranger aux visions antérieures mais bien la patiente mise à raison d’une attitude saisissant les monstres comme relevant d’une autre nature – avec toute la charge de culpabilité et d’effroi pouvant être attachée à une telle radicale déviance. Bref, à rebours de nombre de préjugés contemporains, on est ici tellement tentés de parler de progrès continu et cette histoire dédramatise à ce point l’impact des sciences – soulignant plutôt la tolérance suscitée par leurs apports – que cela, paradoxalement, explique sans doute pourquoi l’histoire des monstres intéresse de nos jours relativement peu dans son ensemble !
Quoi qu’il en soit, la monstruosité n’étant plus référée qu’à un simple accident embryonnaire, elle obligea à considérer que l’organisation vivante est éminemment plastique et pourrait donc éventuellement être ré-ingénierée. Deux perspectives ne pouvaient manquer dès lors d’être ouvertes :
1) il doit être possible de refaire les vivants ; de les corriger et de les améliorer ;
2) l’organisation, qui peut être fortement dérangée par des perturbations locales, ne repose peut-être que sur un ensemble de mécanismes élémentaires, de régulations, qui furent mises au jour au tournant du XX° siècle.
Sous ces perspectives, nous examinerons successivement trois thèmes : A) La vie comme résistance ; B) Les monstres & C) Les régulateurs de l’activité vivante, comme les hormones.
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A) La vie comme résistance.
La vie comme harmonie et autonomie. Bichat : toujours la même distinction entre la vie (organique) et le vivant (organisé). Schrödinger. Le vivant caractérisé par le maintien d’un ordre. Claude Bernard. La vie est la mort. Le milieu intérieur, condition de l’autonomie des vivants. Le métabolisme ne suppose aucune force vitale. Mais le principe de l’organisation vivante demeure pour Bernard mystérieux. La notion de régulation.
B) Les monstres.
Un statut de prodige, de merveille. La question du baptême des monstres. La monstruosité référée à l’accident. La femme est un monstre. La lente dissipation de l’épouvante. La querelle Lémery/Winslow. La tératologie d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. La régulation embryonnaire. Les chimères. Des mutants que l’évolution favorisera. Des monstres à volonté. Tous monstres demain ?
C) Les régulateurs de l’organisation vivante.
Les hormones. L’homéostasie.