Le droit ne se fonde pas sur une définition unique, ferme et précise de la justice. Pas davantage que la médecine n’a historiquement été guidée par une notion invariable et indiscutable de la santé. Et de même que certaines pratiques médicales ont pu être disqualifiées et abandonnées parce qu’elles étaient nuisibles à la santé des patients, on a souvent pu dénoncer comme injustes des dispositions juridiques et des jugements rendus en leur nom. La santé oriente les actes médicaux et, si on ne sait pas forcément la définir en elle-même, on peut au moins la faire correspondre à un état pré ou non morbide. En somme, la santé a tout d’un idéal qui se déduit de la maladie elle-même. Cela sera facilement admis sans doute mais on en conviendra bien moins aisément pour la justice. Dont il semble qu’un système juridique devrait la servir, plutôt qu’il ne la crée.
Pourtant, comme la santé, la justice est moins un état qu’un jugement, une aspiration, dans une situation donnée. Nous voudrions cependant qu’elle désigne une réalité existant au-moins idéalement – une réalité qui devrait exister. De sorte qu’il est difficile de concevoir que, même dans un système de droit « idéal » (si cela a le moindre sens), les dénonciations d’injustice ne cesseraient pas.
C’est que le droit organise la coexistence de droits individuels qui recouvrent autant d’intérêts distincts. Non pas que leur harmonisation soit impossible mais parce qu’ils naissent précisément de participer d’un ensemble. Ils naissent de leur coexistence – à travers un phénomène comme la division du travail, par exemple.
Deux grandes conceptions de la justice peuvent ainsi être formées. On peut concevoir une justice en soi. A travers notamment l’énoncé de droits universellement valables. Et, dans ce cas, le droit doit se plier à ce que réclame la justice. Mais on peut également concevoir la justice comme un jugement partagé quant aux respects d’intérêts différents dans une situation donnée. Dans ce cas, il faut, pour qu’il y ait justice, qu’il y ait d’abord des droits.
Toutefois, aucune des deux conceptions ne se soutient sans l’autre. Une justice en soi, sans référence à des intérêts concrets serait tout à fait vide. Mais pour trancher entre différents intérêts, il faut bien se référer à une norme supérieure à eux. C’est ainsi que, dans la philosophie du droit, le débat entre le jusnaturalisme et le positivisme juridique est interminable. Mais, loin de ruiner le droit, il en fait une discipline éminemment vivante et lui donne une histoire.
Il ne s’agit donc pas d’un débat qu’il faudrait trancher et tout l’objet d’une philosophie du droit est de le comprendre. Ce débat est indécidable parce qu’il représente les deux faces d’un même jugement. Et ce qui caractérise le droit comme essentiellement insuffisant à se donner de lui-même un sens et un but. Des jugements moraux et politiques lui sont en effet inévitablement attachés, qui conditionnent différentes interprétations du droit et différentes visions de la justice – une notamment qui prend la société comme un Tout dont il s’agit de trouver l’harmonie et une autre pour laquelle la société est un compromis permettant l’affrontement et la coexistence d’intérêts différents.
On peut penser une Justice en soi qui, au-dessus du droit, permet de le juger. On peut au contraire considérer que la justice nait aussi bien du droit qu’elle contribue à le former. Mais, dans les deux cas, ce sont des jugements extra-juridiques qui inclinent à le penser. De sorte que si le droit a une histoire, la justice n’en est pas le moteur mais, dans la coexistence de volontés, l’affirmation et la prise de conscience de libertés.
Notre parcours aura ainsi trois temps. Nous examinerons d’abord A) les grands thèmes de la philosophie du droit. Puis B) le moralisme et les droits, avant de poser C) les rapports entre volonté et justice.
Chacune de ces trois sections reprendra les mêmes thèmes sous un éclairage différent, de sorte que nous ne pouvons qu’inviter les lecteurs à réserver jusqu’à la fin leur jugement sur les idées avancées au fil du texte. Peine perdue d’avance ? Beaucoup de thèmes présentés sont polémiques et certains – l’égalité des chances, le droit de l’impôt, l’Etat (surtout au sens hégélien) – le sont à un point qui ne permet guère une réflexion argumentée. Mais nous n’essayerons pas de trancher des débats qui sont, d’eux-mêmes, interminables.
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Sommaire :
A) La philosophie du droit
Le droit naturel. Antigone. L’état de nature. Le mythe du bon sauvage. L’état de nature chez Rousseau. Le positivisme juridique. L’interminable débat du jusnaturalisme et du positivisme juridique. La Théorie du droit de Kelsen. Les faux-semblants du « pouvoir des juges ». Le conséquentialisme. L’analyse économique du droit. L’Etat de droit. Le déclin du droit.
B) Le moralisme et la fin des droits
Rawls. La Théorie de la justice. L’utilitarisme et la justice. Justice et redistribution. L’égalité des chances. Amartya Sen et les capabilités. La justice récriminative. Une justice à l’échelle du monde. MacIntyre et l’émotivisme. Le droit n’est pas opposable à l’émotivisme. Le grand retour de la censure à la fin des droits. Le droit d’ingérence. L’affrontement actuel de deux conceptions fondamentalement différentes de la justice. L’impôt et les droits individuels. Des discours sur l’impôt largement coupés des réalités fiscales. Brève histoire de l’impôt.
C) Volonté et justice
Le droit abstrait. A-t-on le droit de se suicider ? La République de Platon. La société civile. Hayek. Contre le constructivisme juridique. L’Etat.
Poussin Le jugement de Salomon (1649)