On connaît peut-être ce roman de Vercors Les animaux dénaturés (1952). Cela commence par le meurtre d’un étrange nourrisson, né d’un homme et d’une femelle « tropis » – une espèce nouvellement découverte en Nouvelle-Guinée dont les individus parlent, fabriquent des outils et savent faire du feu mais dont on ne sait si l’on peut vraiment les compter parmi les hommes. Car qu’est-ce qu’un homme ? Comment marquer précisément la distinction entre lui et d’autres animaux anthropoïdes ? Peut-on manger les tropis ? Peut-on les faire travailler en usine à l’instar de bêtes de somme ? Au fil du roman, on découvre que personne ne sait ce qu’est l’homme et que ce qui le définit finalement le mieux n’est pas une nature mais un type d’existence.
Dès qu’il réfléchit sur lui-même, l’homme répugne à s’enfermer dans une nature et s’insurge contre toutes les définitions… qui n’ont en fait jamais été données de lui ! Car de la littérature consacrée à l’homme ressort une évidence : l’impossibilité de lui assigner une nature définie, circonscrivant par avance ses possibilités. Cela, en général, s’établit à travers toute une série de thèmes inlassables, inépuisables – dans son ouvrage La situation de l’homme dans le monde (1928), Max Scheler n’en oublie pratiquement aucun – qui tous reviennent à souligner la singularité que confère à l’homme dans l’ordre naturel le fait d’être libre et raisonnable.
Cette attitude très générale, qui se mit en place très tôt dans l’histoire de la philosophie et qui représente certainement l’un des lieux communs les plus durables de la civilisation occidentale, cette attitude n’est pas propre à un point de vue particulier – notamment religieux ou humaniste. Il en existe plutôt des variantes. Comme animal, l’homme est de la nature mais au sein de cette dernière, l’esprit assure sa singularité. L’homme, comme les premiers le définirent formellement les Stoïciens, est un animal raisonnable (zoo logikon). Or, faculté d’élever à la condition d’objets les éléments de son milieu et, en regard, de se distinguer lui-même comme sujet, la raison fait de l’homme une liberté pure, car affranchie du monde. Certains attribuent en propre cette conception à René Descartes. Mais, pris dans sa généralité, ce thème traverse en fait toute l’histoire de la philosophie. Ainsi, comme on a pu le souligner, chez Platon déjà l’âme raisonnable en l’homme exclut la nature. En fait, quant à affirmer que la naturalité de l’homme, son animalité, n’épuisent pas la réalité humaine, l’histoire des idées présente une remarquable unanimité, en regard de laquelle les différentes visions de l’homme ne varient essentiellement que quant au type de liberté qu’elles lui reconnaissent. De ce point de vue, par exemple, l’originalité d’un Descartes est de définir avant tout cette liberté par la capacité à s’opposer au monde, à le refuser.
Ainsi, contrairement à ce que notre époque croit souvent trop rapidement, inscrire résolument l’homme dans la série animale n’empêche nullement de se convaincre de sa surnature. On pourra bien affirmer que l’homme descend du singe, cela ne signifiera pas qu’on voit en lui un simple animal. Au sein de la théorie darwinienne de l’évolution, on tiendra notamment que l’homme a introduit une révolution dans la mesure où il s’est révélé capable de poursuivre son évolution non pas au plan anatomique ou physiologique mais selon une dimension culturelle, c’est-à-dire spirituelle et morale. Et un Pierre Lecomte du Noüy, par exemple, d’insister ainsi sur la charnière évolutive à laquelle l’homme se situe. L’humanité, affirme-t-il, est trop récente pour que nous puissions comprendre nos propres conflits, qui tiennent à ce que l’animal ancestral s’agite toujours en nous alors que nous avons pourtant irrémédiablement dépassé la condition animale (L’homme et sa destinée, 1948). La vie de l’homme atteint une nouvelle dimension par rapport à celle des animaux car avec la raison l’homme a découvert une méthode d’adaptation au milieu qui lui est propre. L’homme de fait a quitté le schéma darwinien, écrit également Ernst Cassirer (Essai sur l’homme, 1975, notamment p. 43).
Au fond, l’homme ne sait guère parler de lui que comme d’une exception. Ce qui se marque notamment par l’impossibilité de répondre précisément à la question : qu’est-ce qu’un homme ? Deux premiers thèmes très généraux vont nous permettre de le voir : A) expliquer l’homme & B) l’homme dans l’ordre de la nature.
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Sommaire :
I – La nature humaine
A) Expliquer l’homme
Trois principales manières de rendre compte de la singularité de l’homme au sein de la nature. Une première explication de la singularité humaine : l’homme est doué d’une nature exceptionnelle. L’homme comme microcosme. Une deuxième explication de la singularité humaine : une sollicitation divine vise l’homme et lui seul au sein de la Création. La conscience de sa misère fait la dignité de l’homme. Une troisième explication de la singularité humaine : une faculté de liberté.
B) L’homme dans l’ordre de la nature
Le refus de considérer l’homme à part de la nature. Du caractère paradoxal de toute science de l’homme.
II - Les origines de l’homme
A) Des premiers singes à l’homme moderne.
L’homme est un primate. La découverte de la Préhistoire. Les premiers singes. L’ancêtre des grands singes et des premiers représentants du genre homo nous demeure inconnu. Proximité génétique des hominoïdes. Comment expliquer la divergence entre les grands singes et les premiers hominidés ? Une première hypothèse : l’East Side Story. Et si l’homme était en fait à l’origine un mammifère marin ? Les australopithèques. Lucy. Homo habilis. Le dimorphisme sexuel. Homo erectus. Le chaînon manquant. Une origine unique de l’humanité ? Polygénisme et monogénisme. Un ancêtre unique de l’homme ? Faut-il parler de natures humaines ? L’homme de Neandertal. La dextralité. Alors, d’où vient l’homme moderne ? Les types d’hommes modernes.
B) Critique de la raison paléoanthropologique.
Des extrapolations imprudentes. Un exemple : déduire l’intelligence de la taille du cerveau. Quand l’idéologie s’en mêle : naissance de l’homme en Afrique ? L’Eve primitive. Les mitochondries. Quand la science produit des mythes. Le mythe de la contingence. L’apparition contingente de l’homme. Retour sur la théorie de la savane. La chasse et la naissance de l’humanité. Quand le féminisme s’en mêle. Limites de l’explication de l’homme par les facteurs environnementaux. L’épopée humaine… L’anthropologie moléculaire. Une autre variante : l’homme est un singe retardé… ou le contraire… Derrière les mythes contemporains, la récurrence de vieux débats. Admettre la génialité singulière de certains groupes humains ? L’anthropologie physique. Classer les hommes et les races. Chercher aux qualités morales des critères physiques. L’angle facial. L’indice céphalique. Invention du grand aryen blond dolichocéphale. Alexis Carrel.
C) A quoi tient l’homme ?
Les débats classiques. Les hommes sauvages. La communauté d’origine de l’homme et du singe est pour la première fois posée. L’origine de l’homme. A la recherche d’un facteur déclenchant. La bipédie a-t-elle décidé de tout ? L’encéphalisation du genre Homo. Spécificités du cerveau humain. La culture. Le feu. Comment faire du feu ? Apparition du langage. Les outils. Utilisation des outils chez les animaux. Finalement, le débitage levallois marque l’apparition d’une singularité proprement humaine. L’affirmation d’une évolution culturelle distincte de l’évolution biologique, dont l’explication néanmoins demeure pendante. La main de l’homme.
Fernand Cormon Cain, 1880.