Le système de la nature

L’idée de nature revient à poser possible par principe le rattachement des êtres du monde à une même totalité. Et longtemps, nous l’avons vu dans la section précédente, ce Tout passa pour être un cosmos dont l’harmonie se reflétait en chacune de ses parties.

Au tournant du XIX° siècle, cependant, la nature commencera à être davantage pensée comme un système. Comme ce qui lie – plus qu’il n’unit – des êtres différents. Pour chaque être, dès lors, la nature représentera indissolublement à la fois sa vérité et son altérité. Cette nouvelle conception de la nature se mit en place à travers la philosophie romantique.

Avec le romantisme, la nature a paru pouvoir être directement comprise à travers quelques impressions, dont la précision même importe moins que la tonalité globale, le climat. Ainsi, à peine était-on parvenu, à la fin de l’âge classique, à ne plus considérer la nature que comme un ensemble de faits, dégagés des valeurs que l’on peut leur prêter, que le merveilleux refit une entrée fracassante[1]. Etait-ce très surprenant ? Le monde est comme un théâtre. Mais qui verrait la nature telle qu’elle est ne verrait que les coulisses, écrivait Fontenelle. Pourtant, assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux enveloppé d’une obscurité qu’ils respectent. Ils n’admirent la nature que parce qu’ils la croient une espèce de magie où l’on n’entend rien. Une chose est déshonorée auprès d’eux dès qu’elle peut être conçue (Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686[2]).

Le romantisme crut découvrir que la nature est partagée de conflits, de polarités distinctes, de forces antagonistes. Il posera ainsi les bases d’une écologie qui deviendra, après lui, une science des relations quantitatives qui lient les êtres dans la nature et chaque être avec son milieu. Sous forme de bilans énergétiques, la nature sera alors caractérisée par un partage systématique de la rareté. Comme cosmos, la nature distribue tous les êtres au sein d’un même plan. Comme système, elle les voue à partager les mêmes ressources et se nomme alors plus proprement environnement. Et dès lors qu’à travers l’action des hommes, le partage devient appropriation, l’écologie ne peut manquer de soulever des questions proprement politiques.

Avec le romantisme, enfin, la nature a été rêvée à travers la nostalgie d’un monde sauvage, indomptable. Et, fermement ancrée, cette vision déborde encore largement les questions d’environnement et épuise toujours des mouvements écologiques qui n’ont pas véritablement choisi entre la défense d’un monde à jamais perdu et la volonté de déterminer la nature que nous pouvons raisonnablement désirer[3]. De nos jours, en effet, nature et environnement ne se recoupent pas. Notre vision de la nature charrie encore trop d’éléments mythiques.

En ce sens, il nous faudra d’abord constater qu’insister sur la nécessaire sauvegarde de l’environnement a pu être tout à fait indépendant de l’ampleur des dégradations que l’activité industrieuse des hommes lui faisait effectivement subir. Il est étrange en effet que l’on ne remarque pas davantage que la nostalgie de la nature est apparue largement avant la révolution industrielle. C’est qu’invoquant la nature, les hommes font un rêve et pratiquement toujours le même – comme l’illustre l’extraordinaire longévité du mythe de la pastorale. Un rêve dont l’examen conduit à envisager la nature comme un système de places entre les hommes : le décor imaginaire ménageant la libre disponibilité de soi et la manière rêvée de donner leur place aux autres. De sorte que les espaces à protéger sont autant de frontières et la nature, en ce sens, un élément culturel déterminant dans la formation et la gestion du monde humain. Un élément qu’on retrouve aussi bien – ce que nous examinerons – dans l’aménagement du monde urbain. En fait, c’est sans doute au cœur des villes qu’il faut de nos jours chercher la nature.

Nous examinerons ainsi successivement :

  I-Le romantisme

  II-L’environnement

  III-L’urbanisme



[1] Les Etudes de la nature (3 volumes, Paris, Didot le jeune, 1786) de Bernardin de Saint-Pierre comptent parmi les premiers textes qui, face au rationalisme scientifique, annoncent le retour du merveilleux.
[2] Œuvres complètes, 7 volumes, Paris, Corpus Fayard, 1990-1997.
[3] Voir H. Kempf La baleine qui cache la forêt. Enquêtes sur les pièges de l’écologie, Paris, La Découverte, 1994.