1. 15. La vérité

Il est une approche de l’absolu que nous avons considérée en premier lieu et qui consiste à se tourner vers les simples choses ; vers leur existence brute. Vers cette insondable présence au monde de la moindre chose qui excède tout discours possible en ce que des mots communs ne sauraient rendre une réalité éminemment ponctuelle et singulière. L’absolu est d’abord dans ce regard, dans ce mouvement d’absolutisation qui tout à la fois isole et englobe puisque la moindre chose, considérée absolument, nous renvoie à cette vérité première que des choses sont. Sous le registre de l’étonnement, face à la présence d’êtres dans le monde, il est ainsi possible de rencontrer l’absolu au niveau le plus humble et le plus immédiat. Comme si chaque chose était seule au monde. Et tout en saisissant que quelque chose d’autre que nous existe comme nous et renvoie par là même notre propre être à une totalité qui le dépasse : à l’Etre.

L’Etre.

Est absolu ce qui est inconditionné (absolutus en latin : ce qui est achevé, suffisant). En quoi absolu s’oppose à relatif. Est absolu ce qui n’a besoin de rien d’autre pour être et être lui-même. N’importe quelle chose peut être considérée de la sorte en tant que présentement elle est. Et l’ensemble des choses au-delà, en tant qu’elles sont. L’Etre n’exprime qu’un fait que l’on ne peut par définition rattacher à rien d’autre : il y a quelque chose et non pas rien ! Ce constat peut paraître particulièrement trivial. Il est en fait fort difficile à saisir. Car dès que l’absolu est en jeu on pense toujours trop vite. La tentation est forte ainsi de rattacher l’Etre à quelque principe transcendant, à quelque Dieu, tant ce qui est absolu, inconditionné paraît comporter de soi l’idée de plénitude, de perfection. De sorte que s’il y a quelque chose et non pas rien, jugera-t-on, cela doit bien avoir une raison. Cela, pourtant ne se déduit pas de l’Etre et doit lui être ajouté. Que des êtres soient ne nous dévoile aucune volonté divine, aucun principe transcendant qui puisse le justifier. L’Etre nous invite plutôt à considérer que l’absolu n’est pas une valeur, supérieure à tout ce qui est, ni un principe d’explication mais l’impossibilité même pour la pensée de surmonter sa propre finitude, puisqu’elle ne saisit que l’être dans ce qui est, comme un fait premier qui réclame sans doute mais ne fournit pas de soi quelque explication supplémentaire. L’absolu est d’abord cette fonction de renvoi de la pensée à son extériorité ; marquant que la pensée ne saurait mettre en perspective ce en quoi elle s’enracine, comme si elle pouvait être extérieure à son être même. Si l’Etre est insaisissable, en effet, c’est précisément parce qu’il passe par nous – parce que nous sommes ! L’absolu est en nous ce qui est plus nécessaire que nous, puisque notre être, dès lors même qu’il est un parmi d’autres, nous déborde. Voilà ce qui désigne l’absolu comme valeur.

L’absolu, ainsi, ne doit pas faire peur. Tel que nous l’avons posé, il ne désigne pas quelque réalité suprême mais seulement un fait, ou plutôt un étonnement et une demande de sens éprouvés face à la considération de ce qui est, seulement parce qu’il est. Or cette demande, cet excès de sens qui nous manque dans la considération de ce qui est, comme de nous qui sommes, cela est à même de transfigurer le monde. Avec l’amour, il devient action et dans le silence, un état, une disposition. Dans la foi, il est espérance. Est-ce là l’absolu ? Il faut à ces élans quelque certitude. Il faut que, de manière absolue, nous soyons sûrs de quelque chose. A l’extrême, le fanatisme est une telle certitude. Ou bien l’absolu se donne comme interdit, comme sacré. Mais la certitude ne suffit pas. Il faut encore une représentation de ce qui semble absolu. Ce sera difficilement une image et difficilement une idée – comme celle qui rassemble le monde entier dans un acte divin de création. L’absolu trouvera plus volontiers sa représentation dans le langage, dans les mythes. Il ne sera rien d’autre alors qu’un excès de sens attaché aux mots mais il pourra dire ce qui est. Il pourra saisir le Mal et Dieu comme principes rendant compte de la totalité du monde. Il sera notre vérité, que recueille la religion.

L’absolu peut donc être saisi dans la perspective de notre existence singulière, alors même que toute pensée de l’absolu, tout effort pour le caractériser à l’instar d’un objet distinct paraissent nécessairement voués à l’échec. L’absolu semble devoir être appréhendé par d’autres moyens. Nous en avons considéré trois : l’amour, le silence et la croyance.

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L’amour, le silence et la croyance.

Il peut paraître excessif de présenter l’amour comme moyen d’accès à l’absolu. De nos jours, l’amour est un sentiment aussi envahissant, il représente une valeur aussi indiscutée que son idée est généralement pauvre, limitée à un emportement individuel dont on ne sait guère rendre compte qu’en exhibant sa force impérieuse et en abusant de superlatifs pour caractériser l’être aimé. De nos jours, l’amour a toute l’irrépressible puissance d’un caprice. Si l’amour est quelque chose, cependant, ce ne peut être rien d’autre que le pressentiment de l’absolu qui s’établit dans la rencontre d’un autre saisi dans toute son extériorité – au point que son inaccessibilité ne ruine pas l’amour mais le rend plus aimable encore. L’amour est ainsi une inlassable découverte. De l’autre ? Non pas. Très vite l’objet d’amour, encensé, célébré, idéalisé, semble ne plus être visé pour lui-même mais pour autre chose qui le dépasse et dont il représente comme l’incarnation. L’absolu se laisse deviner dans cette visée même. Dans ce qui pousse à consacrer l’objet aimé mais comme au delà de lui, comme un dieu. Sans doute ne sommes-nous généralement pas assez attentifs au fait que c’est sa dimension proprement métaphysique qui nous trouble le plus dans l’amour. A l’extrême, en tous cas, aucun objet ne pourra plus paraître rassasier un amour dont la vocation s’estimera céleste. L’amour ne va pas plus loin. Il ne pense pas l’absolu mais tend vers lui comme vers une plénitude capable de combler l’être amoureux. Celui-ci est bavard mais son amour même semble face à son objet ne pas avoir de mots – tant l’absolu est précisément dans l’amour ce qui ne peut être saisi. Le silence semble être ainsi le dernier mot face à l’absolu.

Se taire n’est pas forcément n’avoir rien à dire. Ce peut être aussi l’attitude qu’impose une trop éblouissante vérité. Dès lors, on ne doit pas s’attendre à rester nécessairement coi seulement face à l’absolu mais également dans l’absolu, parce qu’il ne serait alors plus de distance possible qui permettrait de parler de l’absolu. L’absolu est tout et celui qui, pensant l’avoir atteint, voudrait le dire ne pourrait être compris de personne. Aussi, si l’absolu peut nous saisir, ce ne peut être à travers un concept sans doute mais dans une expérience « mystique » qui, en l’absence de mots, devra rester close sur un mystère ou en appeler à quelque croyance, pour transmuer par la foi notre être en espérance.

Ici encore, il convient néanmoins de ne pas aller trop vite, car les mots qu’il faut employer sont trop surchargés de sens pour aller sans dire. Par foi, nous entendons en général croyance en Dieu et donc croyance en l’existence de ce dernier, paré des attributs que lui prête telle ou telle religion. Par elle-même, la foi n’éclaire pourtant en rien la nature de Dieu. Elle ne se rapporte qu’à l’absolu tel qu’il peut nous concerner, c’est-à-dire en ce qu’il paraît le prolongement de notre être au-delà de son existence particulière. La foi nous tend vers notre propre vérité. Cette dernière pourra bien être entendue dans le cadre de telle religion particulière, cela ne sera pas essentiel à la foi néanmoins mais plutôt le fait qu’à l’absolu, dès lors qu’on le discerne, doit être en droit attaché la plus grande certitude. Et l’absolu de nous renvoyer ainsi à présent à tout ce qui du monde nous paraît indubitable.

Certitude. Fanatisme. Interdit. Sacré. Représentation du divin.

Notre propre certitude peut-elle être le critère de ce qui est absolu ? Au cours de notre parcours, il fallait nous demander si toute vérité doit nous installer dans une transparence immédiate par rapport au monde. Si c’est là l’idéal de tout savoir et de toute réflexion : un savoir absolu du monde, car directement en prise sur ce qui est. Or un tel savoir existe : c’est celui de la passion et de l’irréflexion. A l’extrême, il est enthousiasme et fanatisme. Lequel s’enflamme pour la défense d’une vérité face à laquelle tous les discours qui la négligent lui paraissent ne pas avoir tout simplement le droit d’être. Le fanatique est le soldat de l’absolu et quoique stigmatisée comme dangereuse et folle, son attitude est cohérente. D’ailleurs, elle est irréfutable. On ne réfute pas une vérité absolue, c’est-à-dire qui s’impose à la pensée loin d’être conquise par elle. Le fanatisme est cette déprise de la réflexion – laquelle discute tout et ne fonde rien. L’idéal défendu fanatiquement pourra bien être dérisoire parfois. Mais seule compte l’attitude par laquelle l’absolu devient un enjeu.

Lorsque plus paisiblement l’ordre du monde s’impose sans discussion, sans réflexion, les hommes vivent sous le régime d’interdits dont la force impérieuse est à la mesure de la répulsion que suscite la perspective de les enfreindre. Le monde ainsi a un sens – un sens commun, les mêmes interdits s’imposant à tous et les mêmes désirs avec eux. L’absolu est alors cette extériorité de l’existence à elle-même. Il se dévoile comme sacré. Et sacré, l’absolu est frayeur en même temps qu’élévation. Il est une fonction de référence qui place le monde en regard de sa transcendance, pour dire que le monde s’excède lui-même, qu’il est investi de valeurs qui l’écrasent. Le sacré n’est rien qui puisse être précisément cerné, sinon à travers des actes qui en miment l’efficace ; à travers des rites sous l’empire desquels l’homme n’agit pas mais est agi en ayant conscience de se soumettre à un ordre supérieur à lui. Cet ordre du sacré peut pratiquement être immuable et une seule attitude peut l’ébranler, qui tient à la volonté de donner au sacré quelque représentation.

Si le sacré investit le monde, en effet, il doit pouvoir être saisi sous une forme particulière. Mais comment l’absolu pourrait-il s’incarner, c’est-à-dire se particulariser ? Aucune image de lui ne peut être vraiment satisfaisante. De formes en formes, ainsi, les dieux auront une histoire et le monde avec eux, dont il faudra d’abord sonder l’origine et raconter la création.

La création. Le mythe. Le diable. La religion.

La création du monde est aussi impensable que l’absolu qu’elle met en scène. Parler de création, c’est ne rien dire de positif quant à l’origine du monde mais c’est envisager ce dernier dans l’absolu, c’est-à-dire dans la perspective d’une relation qui fait dépendre le monde d’un principe supérieur à lui ; d’une volonté dont les intentions pourront être dites sous la forme d’un récit. Dès lors que l’absolu n’est plus l’être mais ce qui rapporte celui-ci à son autre, à son principe, l’absolu peut être dit. Sous la forme du mythe.

Le monde éclot ainsi dans les mythes. En eux, l’absolu fait sens. La vérité du monde est dite : il relève d’une intention, d’un choix et le principal effet des mythes est de scinder le monde en deux faces. Inévitablement, les mythes découvrent les démons, le diable, car il faut rendre compte du monde sous tous ses aspects. Le monde est divers, sinistre, décevant. Cela doit avoir quelque principe. Et il y a plus, car entre les puissances qui se partagent le monde, il faut prendre parti. L’absolu est maintenant une vérité qui nous oblige, qu’il nous faut vivre. A ceci répondent les religions, qui ne savent rien de l’absolu en tant que tel mais dont l’objet est pourtant d’administrer la vérité du monde.

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Voilà exposée la logique qui nous a poussés à présenter les différents thèmes précédents. De là, oublions la logique – d’autres modes d’enchaînement auraient pu être trouvés. Retenons seulement le commun rapport de ces thèmes à l’absolu, dont chacun permet d’appréhender le concept de manière autonome aussi bien que coordonnée. Oublions la logique et intéressons-nous encore une fois aux choses mais en introduisant cette fois la question de leur vérité.

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Sommaire :

A) Récapitulation.

La chose. L’Etre. L’amour, le silence et la croyance. Certitude. Fanatisme. Interdit. Sacré. Représentation du divin. La création. Le mythe. Le diable. La religion.

B) La vérité

Invoquer le Grand Tout. Le fantôme de la Vérité. Tarski. La vérité est un commentaire. Leibniz. La Caractéristique universelle. La vérité est un jugement. Hegel. Le savoir absolu. Fichte. Le savoir absolu est la réflexion même.

philosophe_au_livre_ouvert72698Salomon Koninck Philosophe au livre ouvert, 1650.