1. 4. Le silence

On loue volontiers le silence. Quant aux vertus qu’on lui prête – d’être plus éloquent qu’une accumulation de mots, de favoriser l’approche de l’essentiel, du divin – ce sont là des lieux assez communs. La louange du silence est une figure rhétorique classique et c’est un vieux dicton qui affirme que si la parole est d’argent, le silence est d’or. Du silence, on souligne beaucoup moins l’aridité, c’est-à-dire la difficulté de toute énonciation.

On loue volontiers le silence en ce qu’il dispense de parler. Comme s’il était finalement plus riche, plus profond que tous les mots. Pourtant, le silence permet-il vraiment plus que l’économie d’une laborieuse énonciation ? Se taire autorise-il plus qu’à se satisfaire d’un premier sens, d’une première compréhension, qu’on ne s’exposera pas à perdre en tentant de la préciser, de la développer ? Le silence est-il plus qu’une attitude commode pour une pensée qui ne cherche pas trop à se comprendre ? Un peu comme, immédiatement évocateur, le silence en musique est à même de combler une certaine faiblesse d’invention.

Au charme de ce qui semble se passer volontiers de mots – charme qui n’existe qu’à ne pas interroger trop avant l’apparente richesse de l’ineffable – on peut ainsi opposer une attitude qui se met à l’écoute du silence. Ce genre de formule, néanmoins, est reçue de nos jours de manière très positive et cela est étonnant car écouter le silence ne correspond à rien d’autre qu’affronter le vide et donc l’effroi. Mais beaucoup, de nos jours, parlerons plutôt de sérénité et d’harmonie. Pourtant, quand toute expression menace de s’évanouir dans la précipitation comme dans la prolifération, être à l’écoute du silence revient à reconnaître que parler est pénible car c’est, face à l’épreuve des mots, se découvrir soi-même vide.

En regard, l’attitude qui se satisfait de rester muette, parce qu’elle se juge plus riche que tout ce que les mots ne sauraient exprimer, ne parvient jamais qu’à se masquer qu’elle n’a au fond rien à dire. Et cela conduit à interroger un discours qui, comme le discours mystique, se parachève dans le silence.

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Les mystiques n’ont rien à dire. Cela peut être entendu en un sens positif car cela ne signifie pas qu’ils sont forcément muets mais que la vérité qu’ils atteignent ne peut qu’être vécue dans une extase, une sortie de soi, sans pouvoir être autrement embrassée et comprise.

Si le mystique touche l’absolu, son silence marque précisément l’abolition de toute distance à ce dernier. Cela, par nécessité, ne se dit, ne se décrit pas. L’absolu ne peut être un objet saisi comme à distance par un sujet. De l’absolu, il n’y a donc rien à connaître ni à dire. Mais de cela le mysticisme se montre en général étonnamment peu averti ! Quand il pense atteindre quelque absolu, il n’a pas l’air de se rendre compte qu’il affirme exactement le contraire de ce qu’il soutient. Car rien d’absolu, par définition, ne peut être le terme d’une relation.

Ce que l’on peut objecter à toute mystique du silence c’est que son silence vaut sens et n’est à ce titre ni silence ni discours mais une manière commode de se dispenser de penser plus encore que de parler. Parce que leur silence témoigne de la richesse suprême d’une réalité ineffable, en effet, les mystiques sont en général incapables de se taire. Il leur faut incessamment expliquer pourquoi ils devraient le faire.

Ces remarques, certes, n’épuisent pas toute la réalité du mysticisme. Pas davantage, sans doute, n’égratigneront-elles l’attrait que le mysticisme est à même d’exercer. Le mysticisme est une promesse et cela est un puissant facteur de conviction. Il séduit dans la mesure même où l’on ne comprend pas trop ce qu’il décrit : quelque chose d’immense et de très vague, en regard de quoi toute idée claire doit paraître bornée et être ressentie comme décevante.

Pourtant, le mysticisme invite à considérer qu’une pensée de l’absolu a bien une positivité. Non pas en ce qu’elle tourne vers quelque vérité inconcevable mais dans la mesure où elle pose que l’absolu est premier – dans la mesure même où nous ne pouvons être face à lui comme si nous étions hors de lui. Parce qu’on ne peut chercher l’absolu. Il est la réalité même ou il n’est rien. De sorte que l’atteindre ne saurait correspondre à rien d’inaccessible ni d’extraordinaire en même temps qu’il représente pourtant une expérience très difficile. En ce sens, nous présenterons le bouddhisme tch’an ou zen comme un mysticisme abouti.

Etre dans l’absolu, c’est simplement être sous une perspective qui ne part pas de nous-mêmes. Notre être même, en ce sens, nous voue au silence car de ce qui nous fait être, nous ne pouvons parler. Au-delà de nous-mêmes, en cela même que nous sommes, il reste toujours une vérité de nous qui n’est pas dite. En quoi parler revient à tenter de ravir notre vérité à l’absolu. En quoi le registre propre de l’absolu est le balbutiement bien plutôt qu’un discours pleinement averti de ce qu’il lui faut taire, sans qu’il y ait là de faille mais bien une nécessité.

Ces thèmes seront développés à travers deux principaux : I) le silence et la parole et II) le silence mystique. Tout en traitant du silence, nous parlerons beaucoup de musique. Et encore du désert, de la peinture chinoise et de la prière, du nirvana et de l’extase.

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I – le silence et la parole

 A) L’ineffable

La grâce. La musique a-t-elle un sens ? Défiance des philosophes à l’égard de la musique. Platon et saint Augustin. Nietzsche contre Wagner. Adorno. Critique de la musique populaire. Production standardisée de révolte et de jubilation. L’évocation.

 B) A l’écoute du silence

Le monde du silence. La perte du silence. Le silence musical.

C) Du silence à la sérénité

Valorisation moderne du silence. Un silence métaphysique. La fuite au désert. L’épopée de l’érémitisme. L’épreuve de la solitude intérieure. La sécheresse du silence. Éloge de la fadeur. Verlaine. Dans la culture chinoise. La conversion au silence comme sérénité. Le silence de la prière. La prière se tait. Différentes formes de prière. Entre contemplation muette et rituel.

II – le silence mystique

A) Le détachement

Maître Eckhart. Mysticisme d’Eckhart ? Devenir Dieu. Expérience du vide et nirvana.

B) L’illumination

L’expérience extatique. Les mantras. Quand la parole est divine. Incantation et invocation. Extase et effet. L’extase et le moi. Le paradoxe du mysticisme.

C) Le mysticisme

Une connaissance existentielle du divin. Difficulté à comprendre l’expérience mystique. Une ou des mystiques ? L’union mystique. Jean de la Croix. Une expérience privée d’objet. Le bouddhisme, une philosophie ? La simplicité de l’absolu. La vertu de simplicité dans le christianisme. Sa disparition moderne. Une idée-limite. La sincérité est au delà de soi. Humilité. L’homme pauvre. Mystique de la souffrance et de l’humiliation. Le mystique incapable de se taire. La limite de la foi. Le bouddhisme tch’an ou zen.

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Lü Dongbin