2. 3. L’infini

Dans le texte ci-dessous, nous tentons d’exposer les principaux développements auxquels l’idée d’infini a pu donner lieu. Dans ce cadre, il aurait été difficile d’éviter l’exposition de concepts mathématiques – que nous avons néanmoins voulu limiter au strict nécessaire pour notre propos. Aussi pouvons-nous inviter à lire ce qui suit même ceux qui sont réfractaires à tout ce qui ressemble à une équation. En même temps qu’encourager à ne pas trop s’attarder ceux qui peineraient à saisir l’objet des calculs présentés. Notre propos n’a rien de mathématique en effet. Il porte sur l’infini, qui représente un concept déroutant, même pour un entendement mathématicien ; l’histoire du calcul intégral en témoigne assez.

Notre propos sera plus proprement métaphysique. Il n’est pas d’autre terme en effet pour qualifier ce que les notions d’infinitésimal et de continuité vont nous conduire à mettre en question : le sens même de la réalité. Que tel soit l’enjeu des spéculations mathématiques sur l’infini, plusieurs auteurs, comme Hermann Cohen, l’ont noté (Le principe de la méthode infinitésimale et son histoire, 1883). Mais sans en tirer peut-être toutes les conséquences.

Quand on pense l’infini, on considère en général quelque chose qu’on comprend inachevable comme l’univers, l’espace, le temps. Quelque chose à quoi on ne peut fixer ni terme ni commencement ; bien qu’on peine à saisir de quelle réalité il peut s’agir ainsi. L’infini nous échappe. Il marque a priori la limite de notre compréhension. D’un côté, son idée paraît simple : c’est ce qu’on peut toujours concevoir plus grand. Mais la chose alors dépasse notre imagination. Nous peinons à la concevoir comme chose, comme réalité. Par un calcul, on peut décomposer un mouvement ou une aire à l’infini. On n’imagine pas pour autant que ce mouvement ou cette aire soient réellement composés d’éléments en nombre infini. Sinon, comment pourraient-ils être formés ? Comment pourraient-ils former un tout ?

Comment concevoir ce qu’on ne peut se représenter ? On admettra que l’infinitésimal peut être une commodité pour le calcul. On concevra beaucoup plus difficilement, avec Georg Cantor, qu’on puisse calculer avec des infinis, comme s’il s’agissait d’objets. Nous mathématiciens savons créer des objets que la nature ne connaît pas, disait Cantor. C’est précisément ce que beaucoup refuseront de lui accorder ; respectant l’interdit posé par Kant qu’il n’est pas de connaissance possible affranchie de l’intuition d’un objet. Seule, la réflexion ne peut donc découvrir aucune réalité. De sorte que toute métaphysique menace a priori d’être naïve, de n’être qu’une songerie. Mais peut-être est-ce là s’interdire de comprendre l’infini et le monde avec lui. C’est s’interdire de comprendre pourquoi et comment le monde nous paraît nécessairement infini. Cela nous fera retourner à Leibniz – éclairé ici par Bolzano, Cantor et Hegel.

Leibniz fut le premier sans doute à comprendre tout ce qu’on pouvait tirer du calcul infinitésimal, tant en termes mathématiques (la notion de fonction à la base de l’analyse) que métaphysiques : le monde converge en chaque être qu’il contient et qui l’exprime ainsi. De sorte que rien ne peut être compris qu’en continuité avec le monde entier. Le fini ne peut être compris comme tel qu’à l’infini. Selon une excellente expression de Jean Cavaillès, l’infini est le rejet de l’arbitraire : à travers lui, la pensée n’est pas arrêtée sur un exemple ou par la considération de quelque objet particulier ou détermination ponctuelle (Sur la logique et la théorie de la science, posthume 1946, p. 81). Penser le monde, ainsi, c’est penser à l’infini car celui-ci est le point de vue du monde attaché à la moindre chose. Le monde est au bout de chaque être, dont aucun n’est son centre mais dont chacun est comme la limite. L’infini est la mesure métaphysique du monde. L’apercevoir doit nous dispenser d’en rechercher une vision ou une représentation, souligne Hegel, puisque l’infini n’est que le corrélât de toute opération de détermination – nous ne déterminons rien que par un passage à la limite. Loin d’être par essence indéterminé, l’infini est la détermination même ! De sorte que s’il n’est pas question de saisir ou de voir l’infini, il ne nous est pas interdit de le comprendre. Il nous est permis de comprendre sans représentation.

Rassurons néanmoins le lecteur qui se trouverait désorienté face à de telles affirmations. L’infini est effectivement une idée fort difficile ! Mais c’est un concept décisif.

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Sommaire :

I – L’infini actuel

A) L’infini et l’indéfini

L’illimité. Aristote. L’infini n’est rien. L’infini est seulement indéfini. Une puissance en acte mais non pas un attribut de puissance. L’infinité de Dieu. Deux sens de l’infini au Moyen Age. Giordano Bruno. Tout est possible à l’infini. Descartes.  Apparition du ciel et de l’horizon en peinture.

B) L’instant

Une différence évanouissante, insaisissable. Aristote. L’instant n’est pas du temps. Husserl. La conscience de l’instant. Comment d’instants peut être tirée une durée ? Rétention et protention. La conscience comme temporalité. L’instant, gage de nouveauté et de création. Carpe diem. Le kairos, moment opportun. Les haiku. Fixer un instant fugace. Les moments d’une vie sans but. Suspendre le langage. La chronique d’un instant. La grâce de l’instant. Watteau. L’instant décisif de Cartier-Bresson.

II – Le calcul de l’infini

A) Le problème du continu

Les Pythagoriciens et la découverte des grandeurs incommensurables. Le théorème de Pythagore. Les paradoxes de Zénon. Les deux premiers arguments : contre la divisibilité infinie du temps et de l’espace. Les deux autres arguments : contre l’indivisibilité infinie du temps et de l’espace. Le problème du continu. Le continu est-il un infini actuel ou seulement potentiel ?

B) Le calcul infinitésimal

La méthode d’exhaustion d’Euclide. Archimède. Le calcul intégral est né sans l’infini. Les indivisibles de Cavalieri. Calcul de la cycloïde. Etude des séries infinies. L’invention du calcul infinitésimal : Newton. L’exhaustion devient infinitésimale : les indivisibles sont remplacés par des quantités évanouissantes. L’invention du calcul infinitésimal : Leibniz. La notion de fonction. La première véritable reconnaissance d’un infini actuel : les infinitésimaux. La métaphysique du calcul infinitésimal au XVIII° siècle. Retour de l’infini potentiel. Le concept de limite. La notion de convergence. Définition rigoureuse de la limite. Extension de l’intégration à des fonctions non-continues. La “crise” ouverte par le calcul infinitésimal. L’analyse non standard.

C) Le transfini

Le nombre distinct de la grandeur. La notion de coupure. Les irrationnels sont des nombres comme les autres. Rendre le discret continu. Cantor. Fontenelle et l’infini. Le nombre des nombres entiers. Le premier infini mathématique actuel. Le transfini est le nombre des ensembles infinis. Transfini cardinal et transfini ordinal. A l’infini, le tout est égal à sa partie. L’aleph, la puissance d’un ensemble dénombrable. R n’est pas dénombrable. L’hypothèse généralisée du continu. Folie de Cantor ? Poincaré. Brouwer. Wittgenstein. La possibilité n’est pas l’être, sinon par un abus de langage. Ce n’est pas parce qu’on calcule à l’infini que l’infini est. Le véritable enjeu de l’infini actuel. Deux formes de rationalisme. Leibniz. L’infini n’est pas un nombre mais une opération. Le monde est plein. L’infini est une expression de l’univers. Le principe de continuité. Plotin La discontinuité physique. L’infiniment court. La discontinuité quantique. Discontinuité de l’univers quantique. Les relations d’incertitude.

III – L’infini métaphysique

A) Bernard Bolzano. Les paradoxes de l’infini

La première définition de l’infini numérique qui n’est pas celle d’une progression indéfinie. Quelle est la somme de 1-1+1-1+1… ? L’infini ne correspond pas à une indétermination, quoiqu’il ne soit pas non plus un nombre. C’est un concept manipulable dans un calcul. Un infini peut être plus grand qu’un autre. Bolzano et Cantor. Dieu comme un être infini.

B) Nicolas de Cues. De la docte ignorance

L’infini exprime la suressentialité. L’infini absorbe tout. A l’infini, les opposés se rejoignent. Le courbe est droit. L’infini est unité. Le monde n’a pas de circonférence.

C) Hegel. Science de la logique. I. L’Etre

Tout l’infini est dans le fini. L’opposition du fini et de l’infini. Le “mauvais infini”. L’infini mathématique. Incompréhensions quant à la démarche hégélienne. Les mathématiques saisissent bien toute la vérité de l’infini.

yosa buson Coucou au-dessus d'un hortensia

Yosa Buson. Coucou au-dessus d’un hortensia.