II – L’organisme

 Au XVIII° siècle, on découvrit le vivant comme organisation, comme organisme ; les deux termes étaient alors synonymes. Dès le milieu du siècle, on désignait le plus souvent les vivants comme êtres ou corps « organisés » et l’on entendait marquer par là leur distinction du minéral, du non vivant. Les cristaux, cependant, continuaient à être rangés parmi les corps organisés.

Le concept d’être organisé, note Kant, désigne un être matériel qui n’est possible que par le rapport réciproque, comme fin et moyens, de tout ce qui est contenu en lui. En parlant d’organisation, on désignait la cohérence de parties différenciées, ainsi que des lois qui les régissent, concourant à l’unité d’un tout. On qualifie d’organisée, en effet, une totalité formée par le concert d’éléments distincts dont la nature et la fonction, néanmoins, ne se conçoivent qu’en rapport à elle. Ainsi, tout corps organisé est à lui-même sa propre fin comme ensemble intégré de fonctions et d’organes. En ce sens, la notion d’organisation correspond désormais sans doute à la perception la plus immédiate que nous prenons du vivant et les organismes, à ce titre, sont notamment de plus en plus considérés comme ne pouvant exister sans la multitude de micro-organismes qui les habitent – à l’exemple des deux kilogrammes de bactéries qui peuplent notre flore intestinale, dont on reconnait de plus en plus l’implication dans nombre de pathologies, du diabète à la maladie de Parkinson. On parle en ce sens « d’holobionte » plutôt que d’organisme. Nous avons autant de cellules humaines propres que nous portons de cellules microbiennes, qui agissent sur nos mécanismes physiologiques et participent donc à la formation de notre identité ; laquelle pourra par là-même être modifiée demain. Certains veulent ainsi nous rebaptiser « Chosmo-sapiens ».

Il faut se demander, néanmoins, lequel, entre l’organisé et le vivant, est la métaphore de l’autre. Si le caractère organisé que l’on prête au vivant, en d’autres termes, nous renseigne véritablement sur sa nature où n’est qu’une façon d’en exprimer la singularité et la valeur. La perfection du corps organisé, en effet, suscite l’admiration ; son organisation même invite à deviner, au delà de lui, un organisateur. De fait, l’organique, le vivant et le libre participent d’une même perception. Ce sont trois expressions d’une même aspiration, écrit un auteur ; une aspiration à la vie sans contrainte, cohérente et harmonieuse. Le thème organiciste est d’emblée une surévaluation du vivant. C’est ainsi, nous le verrons, qu’il put être le maître-mot du vitalisme. C’est également ainsi qu’on en appliquera l’image à une multitude d’autres réalités, notamment politiques, pour en souligner l’harmonie et la cohérence supérieure. La notion d’organisme nous est en fait une véritable catégorie de pensée et nous n’en soupçonnons pas facilement toutes les occurrences et ramifications. Parler de la décadence de l’Empire romain, note par exemple un auteur, c’est considérer celui-ci comme un organisme dont toutes les parties sont dépendantes les unes des autres, de sorte que nous nous attendrons les voir toutes péricliter en même temps et peinerons à percevoir que cette période connut de remarquables progrès.

En ce sens, force est de reconnaître que la notion d’organisation est une bien pauvre métaphore appliquée au vivant. Il est facile, en effet, de souligner qu’elle ne lui appartient nullement en propre ; l’organisation définit aussi bien une machine.

Cependant, dans une machine, dira-t-on peut-être, les pièces gardent leur caractère propre même lorsqu’elles sont séparées de l’ensemble ; tandis qu’une main, détachée du corps, n’a plus rien d’une main. En fait, on pourrait tout aussi bien soutenir le contraire : une partie organique peut être autonome (la bouture, le ver coupé, la semence congelée), tandis que si une pièce lui manque, la machine ne fonctionne plus. On a affaire ici à une antithèse d’ordre intuitif que l’on peut tourner en tous sens parce qu’elle choisit ses éléments de rationalisation d’une manière orientée et donc sélective. Ce genre de rationalisation imagée et partielle fourmille dans la science du vivant.

Impossible, néanmoins, de faire sans l’organisme – idée qui désigne le vivant comme organisation et qui sera dégagée par Leibniz et, avant lui, par le botaniste John Evelyn – pour traiter des approches contemporaines du vivant. Ce que nous ferons à travers trois thèmes :

II. 1. Organisation et régulation

II. 2. La biologie moléculaire

II. 3. La valeur de la vie