La finitude

Notre finitude est dramatique. Elle ne désigne pas seulement notre épuisement vital, en effet, ce qui nous voue à la mort. Elle ne marque pas seulement la fragilité de notre être, que la maladie, que la souffrance menacent. Elle signifie plus encore notre inachèvement foncier dans un monde où, bientôt, nous ne serons plus. Où tous nos efforts, nos succès et nos peines, s’anéantiront dans l’oubli.

Seul au monde, nous ne serions que limités. Mais avec d’autres qui peuvent être comme nous, nous ne sommes rien, puisqu’ils ne sont pas nous et puisqu’ils seront après nous. C’est parce que d’autres sont et seront que nous pouvons disparaître. Sinon, le monde disparaitrait avec nous. C’est sans doute pour cela que la perspective d’une extermination générale, apocalyptique, fait moins peur que la mort solitaire.

Dans le monde, nous ne sommes pas un tout. Au plus, après notre disparition, nous n’aurons été qu’une collection de fragments dans la conscience des autres; fragments dont quelques-uns, peut-être, continueront à se maintenir si l’histoire retient notre nom. Prendre conscience de tout cela n’est pas facile. Le reconnaître est plus difficile encore et l’admettre représente peut-être la sagesse. Car une telle conscience est douloureuse certes mais elle n’est pas sans noblesse.

La Terre n’est qu’un grain de sable dans le désert infini des mondes. Mais si l’on ne souffre que sur la Terre, elle est plus grande que tout le reste du monde, écrit Anatole France. Elle est tout et le reste n’est rien, car ailleurs il n’y a ni vertu, ni génie (Le jardin d’Epicure, 1894, p. 56[1]). Je ne sens pas en moi l’étoffe d’un Dieu, poursuit Anatole France. Mais ma faiblesse m’est chère. Je tiens à mon imperfection comme à ma raison d’être (p. 57). Si notre destin nous voue à la souffrance et à la perte, il nous ouvre aussi les voies de la création. Par là, quoique cruel, il est admirable et le comprendre est sagesse. Car la conscience de notre finitude est aussi ce qui nous arrache à la nature. Elle marque finalement notre liberté. Comme l’esprit, la maladie nous détache de la nature, souligne en ce sens Thomas Mann (Goethe et Tolstoï, 1922, p. 44[2]).

Vraiment ? Aussi magnifiques soient-elles, de telles formules ne font que poser un problème, très loin de le résoudre. La liberté, la capacité de création sont de belles choses. Le problème est qu’elles ne me caractérisent en rien. Elles ne marquent pas mon individualité, telle que je la vis ni telle qu’elle me pèse. Elles échappent à ma finitude.

Il est bien certain que, dans ce monde, seul un jugement sur le sens de ce que j’ai accompli, seul l’esprit devenu mémoire, pourra me sauver en tant qu’individu – une photo, un portrait n’y suffiront pas. Ils me sont encore trop proches et ne me font pas accéder – moi – au général. On pourra y saisir beaucoup de choses mais on pourra aussi très bien ne pas m’y reconnaître. Ils pourront servir d’aide-mémoire à ceux qui m’ont connu ou de trace pour ceux que je n’ai jamais rencontrés. Mais les autres ne saisiront pas moi dans mon image mais un homme d’une certaine époque, d’une certaine situation, présentant certains traits, etc. En quoi ils pourront ne rien deviner de ce que je suis ou se tromper complètement. Ma finitude est précisément là, dans mon impossibilité à faire de ce qui m’est propre quelque chose de commun. L’homme que je suis et celui qui existe, qui existera pour les autres peuvent ne se ressembler en rien. Rien ne m’assure en tous cas qu’il est ou sera bien comme moi. D’ailleurs, j’ai moi-même peu de mots pour me dire. Il faut que j’emprunte à des images, à des caractères très généraux. Au fond, suis-je vraiment plus capable que les autres de dire ce que je suis ? Ce n’est pas tellement que les mots m’échappent, c’est que je ne comprends guère ce que je suis, ce à quoi je ressemble. Il n’y a là aucune nécessité. Moi, si l’on m’avait demandé, je me serai fait assez différent. Les mots généraux me saisissent mal. Pourtant, je ne me reconnais guère dans ma singularité. De moi qui juge à moi qui suis, il y a comme une distance. Un vide qui est peut-être toute ma liberté. Un vide à travers lequel le soupçon peut poindre en tous cas que ce que je crois être n’est jamais que ce que le regard des autres a fait de moi ; qu’il n’y a peut-être rien qui soit moi. De sorte que cette découverte n’a rien de libérateur. Elle provoque une traumatisante angoisse. De moi à moi, il n’y a rien, sauf une chose finalement : l’attachement que je porte à être, à être moi, à me conserver. Le fait que je sois à moi-même ma propre fin.

Et là, tout bascule ! Car devant cette fin tout s’efface. Le monde passe par moi. Le monde n’a de sens, n’a d’importance qu’en rapport à ma propre fin. Vivre fait de moi un tout. De sorte que la mort ne signifie pas ma disparition. Ma mort n’est rien de ce que je peux vivre. Elle ne me concerne pas. Prendre conscience que l’on va mourir, c’est voir le monde se retirer, non tant comme si nous n’y comptions plus que comme s’il ne passait plus par nous, comme s’il disparaissait.  Réciproquement, ce qui peut m’apaiser face à la perspective de ma disparition est de considérer que mon monde demeurera le même, sans moi mais comme si j’y occupais encore une place. Et c’est assez dire que, sans moi, le monde risque de disparaître ! Du constat de ma finitude, voilà que je tire à présent que je suis bien la dernière chose qui puisse disparaître ! Si tout disparait avec la mort, en effet, mourir est impossible puisque je n’aurai pas de derniers instants. Je ne suis que parce que ma conscience est continue, parce que ce que j’ai senti ou pensé il y a cinq minutes fait toujours partie de moi et est en continuité avec ce que je sens et pense à vraiment. Je ne dois pas à chaque instant découvrir qui je suis ni que je suis. Mais, si tout doit s’éteindre, il n’y aura rien pour faire que mes derniers instants soient justement mes derniers instants. En ce sens, je ne mourrai jamais. L’instant de ma mort ne sera rien pour moi. Il ne sera pas un événement que j’aurai à vivre. Avec moi, le monde disparaitra aussi bien, comme si lui et moi n’avions été qu’un rêve. Le monde n’existe que pour un être qui a pour fin la préservation indéfinie de lui-même – un être vivant.

Qu’une telle conclusion n’a en elle-même rien d’illogique, voilà ce que nous voudrions montrer ci-après, au terme d’un long parcours qui nous fera successivement envisager :

II. 1. la souffrance et la maladie

II. 2. la mort & II. 3. l’angoisse.



[1] Paris, Calmann-Lévy, sans date.

[2] trad. fr. Paris, Payot, 1967, p. 44.