Le destin et la grâce (4. 2. 2. / 4. 2. 13.)

Pourquoi pensons-nous nos vies en termes de sort ? Le sort est plus que la simple chance. Il inclut l’idée d’un destin, d’une histoire qui nous est propre, qui nous attend et que nous pouvons être anxieux de connaître par avance. Pourquoi donc ? Bien qu’il s’agisse là d’interrogations aussi pérennes que frivoles, sans doute, nous choisirons de leur accorder une grande importance.

Derrière elles, nous rencontrerons d’abord l’idéal de grandeur personnelle, par quoi il faut entendre quelque chose de très différent de la vanité ou de l’orgueil. Par-là, nous entendrons les conditions qui doivent être remplies pour s’arranger de ce qu’on est et y trouver un certain contentement, compte tenu des discours communément disponibles pour donner sens à notre vie. Et nous nous rendrons compte que ceci – l’élaboration d’un discours cohérent sur notre vie – n’est guère possible qu’à la condition d’évacuer la plupart des autres hommes.

S’il s’agit de décider du sens de notre vie, on se fie couramment moins à des discours savants qu’à des maximes et jugements communs qui courent et qu’on se répète, moitié par habitude, moitié par conviction et que leur répétition par d’autres paraît confirmer – à sa façon, l’incroyable succès mondial de L’Alchimiste (1988) de Paulo Coelho est venu le rappeler. Chacun a sa légende personnelle, nous est-il appris. Qui n’est autre chose que ce que chacun de nous a toujours voulu faire, qui ne faisait aucun doute quand nous étions jeunes et que tout encore était clair, possible. Quand nous n’avions pas peur de rêver. Or cette légende personnelle de chacun trouve une complicité cosmique : qui que tu sois, quoi que tu fasses, lorsque tu veux quelque chose, c’est que ce désir est né dans l’âme de l’univers. C’est ta mission sur la Terre et tout l’Univers aspire à ce que tu l’obtiennes. Ainsi, si tu joues aux cartes pour la première fois, tu gagnes. C’est la chance du débutant. Parce que la vie veut que tu vives ta légende personnelle. Tout cela s’est prolongé de nos jours par des « prières à l’univers », selon la « loi de l’attraction », etc. Etre, ainsi, c’est exister par soi et être reconnu pour soi, dans une conspiration de Tout. Etre vraiment soi, c’est être parce que l’on veut. C’est être ce que l’on veut. Notre volonté serait ainsi à même d’assurer une continuité entre notre moi et le monde. A condition de comprendre ce que nous voulons vraiment. A condition de saisir notre destin.

Il n’est guère besoin de s’attarder à souligner la popularité de telles idées, au double sens où elles sont aussi plaisantes que répandues. Elles ont pourtant quelque chose de très surprenant, qui tient à ce qu’un tel idéal est promis à chacun ! Aucun conflit ne semble en effet être envisagé de ce que plusieurs, à ce compte, pourraient bien vouloir la même chose. Il y a de la place pour tout le monde et cela encore est providentiel sans doute, bien qu’on peine à saisir comment les choses peuvent ainsi miraculeusement s’agencer. Mais voilà, aussi bien, la question à ne pas poser.

Un élément essentiel dans la formation de l’image que nous avons de nous-mêmes tient au fait que le nombre ne touche pas l’identité humaine : je me crois toujours le même que je sois un sur cent ou un sur un million. Comme si j’étais seul dans mon genre. C’est ainsi que chacun peut trouver sa propre grandeur – sa propre légende – et rester assez indifférent au malheur, comme au bonheur des autres. Mon existence, en d’autres termes, telle que je la conçois, ne tient pas à un rapport. Ce que je suis, ce que je veux, peut être comparé à ce que sont et veulent les autres mais il ne dépend pas d’eux pour être tel qu’il est. C’est au moins ce que je crois. Ce qui me caractérise en propre ne se laisse pas déduire de ce que sont les autres. Et ainsi, de même, pour ce que je fais. Nous concevons qu’Alexandre était Alexandre et que ce qu’il a accompli aura dépendu de ce qu’il était, plutôt que d’être un rôle que les autres le poussèrent ou l’autorisèrent à remplir. A chacun sa place ; à chacun son sort.

Je ne me définis pas par différence. Je suis d’abord moi-même. Tel est l’idéal du moi qui est à même de lui conférer un sort particulier, un destin singulier. Je peux certes penser que mon sort est conforme à la moyenne. Mais encore cela ne va-t-il pas sans exclusion. Car quand nous nous situons dans une moyenne, nous entendons la moyenne de ceux qui sont comme nous. Si je veux comparer mon salaire, ainsi, ce n’est pas tant en regard du salaire moyen national que dans la fourchette de ceux qui sont comparables.

Pour être, il faut évacuer la question du nombre, comme de la succession des générations, car celle-ci nous menace d’insignifiance et d’oubli. Avide de mettre en avant ses grands hommes, la Révolution française, a-t-on noté en ce sens, ne semble pas avoir envisagé que la renommée puisse être contestée et surtout indifférente pour des générations inlassablement renouvelées, qui pourront bien vivre au milieu de statues colossales sans les voir. Ce qui est insupportable dans une société de masse, note Hanna Arendt, ce n’est pas que les gens soient si nombreux, c’est que plus rien ne puisse tous les rassembler. De sorte que l’immortalité personnelle dans la mémoire d’autrui, notamment, n’y soit plus aucunement assurée (La condition de l’homme moderne, 1958, p. 62 et sq.).

La masse des hommes est un fardeau beaucoup trop lourd à porter. Pour exister, il faut trouver un moyen d’en éliminer la plupart ! C’est-à-dire de s’en faire une représentation commode. C’est seulement à cette condition qu’on peut interroger son destin, croire à sa légende personnelle ou à ce que nous annoncent les astres. Car toute considération du nombre, en l’occurrence, annihilerait ces rêveries. Je peux croire que tout conspirera à ce que j’obtienne ce que je veux ardemment. Il me suffit juste d’oublier tant d’autres pour lesquels la chance en aura décidé autrement. Je peux me fier à mon horoscope. Il me suffit de ne pas considérer que, s’il était fondé, à l’échelle des millions d’individus qu’il concerne comme moi, les influences astrales devraient se traduire par des effets massifs sur l’économie, les sociétés, la santé publique, etc. et qu’elles généreraient de gigantesques conflits d’intérêts.

Ces rêveries, cependant, sont fort importantes. C’est d’abord à travers elles que nous sommes ! Et elles ont d’autant plus d’importance qu’elles sont moins reconnues en tant que telles. Nous prendrons donc le temps de les examiner, à travers deux thèmes principaux : I. 1) le destin ; I. 2) la grâce.

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Sommaire :

I. 1. Le destin

 A) Les conceptions classiques du destin

Représentations du destin chez les Grecs et les Romains. L’Anankè. Comme agents de pacification sociale, le destin et la fortune doivent demeurer indifférents. On ne peut confondre l’idée de destin et celle du déterminisme naturel. La nature nous ignore. Le destin nous concerne. Différence du destin, de la chance et de la nature. Le sens du destin à Rome. Les jeux du cirque. Différence entre le sort et le destin. La nature et non le destin s’oppose à la liberté.

B) La conception stoïcienne du destin.

Alexandre d’Aphrodise. Destin et providence. L’argument paresseux. La conception stoïcienne du destin est encore largement la nôtre. Le destin répond à un idéal de grandeur et non de liberté. Oedipe. Amor fati : deviens ce que tu es. La grande imbécillité cosmique. Boèce. Conceptions modernes du destin. Le christianisme. Leibniz.

C) Le choix de soi.

Quête de soi. Discernement musical. Une question de choix individuel. La réincarnation. Le Karman. Le samsara. La seule liberté est de s’abstenir d’être. L’étrange réapparition de l’idée de réincarnation dans nos sociétés. Le destin comme inconscient et la mise en crise du sujet. Le caractère intelligible. De l’importance d’un texte mal compris de Kant. Notre liberté fait notre destin. Il est peu d’exemple d’un texte ayant été a ce point mal compris, c’est-à-dire à l’envers même de ce qu’il dit. Nous comprenons si mal notre liberté que, pour la saisir, nous cherchons à savoir quelle nécessité nous porte.

D) Le succès contemporain de l’astrologie

Brève histoire de l’astrologie. Les objections classiques contre l’astrologie. Adorno. La lecture des horoscopes.

 I. 2. La grâce

A) Théologie de la grâce.

Le synergisme. Un Dieu qu’arrête la liberté humaine. Le péché originel. Un dogme formalisé par saint Augustin. Premiers et difficiles débats. Hors de l’Eglise point de salut. Le baptême.

 B) Les débats sur la grâce.

Augustin et Pélage. Le pélagianisme.  Grâce et prédestination. Les indulgences. Erasme et Luther. Calvin. Sectarisme. Un avilissement de l’homme sans précédent. La grâce et l’esprit de capitalisme. Max Weber. Débats chez les catholiques. Le jansénisme. Situation historique du jansénisme. Molinisme et banézianisme. Le franciscanisme et la grâce. La science moyenne.

C) Logique de la grâce

Exacerbation du thème de la grâce comme conséquence d’une contradiction fondamentale du christianisme. Malebranche. Un étrange Traité. Le salut pour tous ? L’apocatastase. Caractère valorisant de la grâce. La religion comme principe d’existence.

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Pierre Julien Gladiateur mourant (1779).