Aimant, un individu prend conscience de son insuffisance et reconnaît en l’autre tout ce qui lui manque pour être pleinement lui-même, pour être heureux. L’amour est la découverte passionnée d’un autre qui fait volontiers de lui un absolu, de sorte que l’on peut considérer le sentiment amoureux comme l’approche la plus vive et la plus immédiate de l’absolu. Or ce sentiment n’est pas sans contradictions.
L’amour voudrait faire sien ce qu’il s’enchante à découvrir comme autre. Dès lors, poussée à son terme, la passion amoureuse ne pourrait qu’être abolie. En l’exaltant, l’union anéantirait l’amour. La passion n’a d’autre vraie menace qu’elle-même ainsi, puisqu’elle travaille au fond à sa propre abolition. C’est pourquoi le mirage de la mort hante inévitablement l’amour, comme s’il représentait la seule issue possible d’un amour passionné.
Mais si la passion amoureuse ne vit ainsi que de ne pouvoir être comblée, l’amour peut-il être plus qu’une surchauffe émotionnelle, propice à toutes les illusions, à toutes les exagérations ? L’amour ne peut que paraître suspect, comme s’il n’était finalement qu’un leurre, la soumission à un rituel commun ou la sublimation exagérée de simples instincts. Force est de noter en ce sens que la passion amoureuse ne possède guère de langage capable d’exprimer son extrême particularité, son objet singulier. Elle ne peut se dire, se mettre en scène, qu’à travers tout un code commun du langage amoureux – ton amour lisait par cœur ! fait remarquer Frère Laurent à Roméo à propos de son amour pour Rosalinde (Roméo et Juliette, 1595, II, II).
L’amour, ainsi, est tout à la fois fantasque et indiscutable. Il est excessif et intempestif, à la mesure de l’extrême fragilité d’une attente qui place notre plénitude en autrui. Comment dépendre d’un autre, en effet, sans le transfigurer, sans lui prêter tous les charmes et toutes les vertus ? L’amour, sous ce jour, paraît n’être qu’un théâtre d’illusions, qui ne met en scène que notre vanité.
Ne voir que cela, cependant, revient sans doute à ne rien saisir de l’amour, en ce que celui-ci est précisément à même de conjuguer un extrême dévouement et un extrême égoïsme. Bien entendu, l’autre n’est jamais élu sans intérêt. Nous avons peu de chances d’épouser n’importe qui mais plutôt notre prochain, sachant que pour limiter nos choix – la sociologie le montre – les distances sociales comptent encore plus que les distances géographiques. Toutes les libérations culturelles et sociales, ainsi, n’en peuvent mais : de nos jours encore les différences de taille et d’âge dans les couples n’associent pas indifféremment les deux sexes. Certes, un tel déterminisme sociologique n’est guère avouable et, pour justifier nos choix amoureux, y compris à nos propres yeux, nous invoquerons le hasard de la rencontre, nous parlerons de coup de foudre. Mais pourquoi après tout ? Pourquoi ne pas reconnaître qu’aussi puissant soit-il, l’amour n’est d’abord qu’un mythe personnel et un jeu de dupes si l’on en souffre. Cela n’annule pas la réalité de l’amour ; dont la puissance, seulement, n’est peut-être pas tant de découvrir l’autre comme paré de toutes les grâces que de le faire voir tout simplement “autrement” – autrement que tous les autres.
Autant dire que la passion n’épuise pas l’amour. Plus puissant qu’elle est peut-être le décentrement amoureux, cette mise en perspective de nous-mêmes face à ce qui n’est pas nous dont on peut sans doute discuter les mobiles et les fondements mais dont on ne peut nier la réalité et la force. L’amour est un jugement reconnaissant, au-delà de soi, notre propre vérité dans un autre. Et l’amour en ce sens nous dérange véritablement, qui déplace notre propre intérêt jusqu’à pouvoir nous conduire à une véritable déprise de nous-mêmes – aimer, c’est renoncer à son droit, a-t-on dit. Le sacrifice de soi est ainsi un autre mirage obligé du sentiment amoureux.
Or ce n’est là encore qu’un mirage sans doute ! Non que le sacrifice ne puisse être réel mais l’amour ne peut aller à l’encontre de notre intérêt. Il peut certes le déplacer, le prolonger au-delà de nous jusqu’à ne plus faire cas de nous-mêmes. Mais toujours l’amour requiert de nous une impulsion, un assentiment. L’amour ne peut faire sans nous. Il requiert que nous lui trouvions un intérêt et le plus profond. Mieux vaut donc dire, au total, que l’amour nous transforme et c’est ainsi que les Grecs virent en lui le véhicule d’une ascension spirituelle.
Cela traduit en effet la nature profonde de l’amour qui est d’idéaliser ses objets. On veut parfois dénoncer son irréalité à ce titre. Mais l’amour n’est rien d’autre. S’il correspond à une découverte de l’autre, il ne peut du même coup que nous éloigner sans cesse de notre propre intérêt désirant momentané, en sublimant l’aimé, en célébrant sa richesse inépuisable. L’amour veut l’absolu et bien vite, à cet égard, son objet paraîtra ne plus être tout à fait de chair.
Pour les Grecs, cependant, si l’amour nous transforme, il n’est aussi bien qu’un premier élan destiné à se reverser dans autre chose que lui. A son terme, il devient sagesse et n’est plus passion. Les Grecs n’ont pas fait de l’amour un absolu, à la différence du christianisme, pour lequel, au terme de son exaltation, tout véritable amour ne peut que rencontrer Dieu.
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Le Christianisme – et la civilisation occidentale avec lui – ont consacré la passion comme un absolu. Mais cela, non sans tensions entre une béatitude de l’amour de Dieu qui est un colloque divin au sein duquel l’amoureux peut paraître enfermé dans une solitude orgueilleuse et le commandement d’aimer son prochain comme soi-même.
Certes, la charité est à même de représenter un devoir exigeant à la faveur duquel le dévouement amoureux trouve à se parer d’héroïsme. Ainsi, la perspective d’un sacrifice sublime de soi pour les autres ne fut jamais étrangère au christianisme ; car le commandement d’aimer son prochain peut toujours représenter une ascension où, à une déprise radicale de soi, correspond une exaltation suprême du moi.
La charité, cependant, n’en demande pas tant et exige finalement beaucoup plus. Car elle rend surtout légitime l’amour non pas tant des autres que de soi ! Puisque Dieu nous aime tels que nous sommes, en effet, chacun peut réclamer pour lui-même le même intérêt. Selon l’idéal de la charité, l’amour n’a donc besoin ni de mobile sensible ni de prétexte. Il peut être présenté comme un devoir et l’on manque souvent la singularité ainsi que la portée d’une telle idée.
Car l’amour, selon elle, est au-delà de notre propre intérêt en un double sens : il s’impose à nous tel un commandement vis-à-vis de tous, puisque chaque être est également aimable – nous devons donc aimer les autres effectivement comme nous-mêmes, qu’ils nous plaisent et que nous y ayons intérêt ou non – et, quant à l’intérêt que nous nous portons en propre, celui-ci n’est pas seulement égoïstement en nous mais trouve sa source en Dieu. Il est de l’être. L’amour, ainsi, nous permet bien d’atteindre l’absolu. Non pas au terme d’une ascension spirituelle cependant mais immédiatement, dans le désir égoïste que chacun a d’être aimé, qui est peut-être notre première et plus profonde vérité !
Sous ce jour, la charité est une idée à vrai dire si étrange qu’elle n’a jamais pu être présentée, le plus communément, que comme un dogme qui ne se comprend pas et se déduit encore moins mais se fonde sur une révélation et se traduit par un commandement d’aimer son prochain.
C’est pourtant une idée très logique et qui va au bout du sentiment amoureux, si l’on considère que l’amour est tourné vers quelque absolu. Car il n’y a proprement aucun sens à considérer que l’absolu peut nous être autre ; qu’il peut être extérieur à nous-mêmes et au monde. Il n’aurait alors rien d’absolu !
Si l’amour nous tourne vers quelque absolu, il doit donc nous tourner vers l’être tout entier. L’être est amour et nous sommes. Ce que l’idée de charité nous invite ainsi à considérer c’est que l’amour est stérile et ne se distingue guère de l’orgueil dès lors qu’il vise un c’est-à-dire son absolu. Mais c’est là sans doute une idée difficile.
Au terme de son ascension, les Grecs se préoccupaient de tourner l’amour, investi dans des objets particuliers, vers l’Universel. Et la charité répond également à l’obligation de penser l’amour en termes universels, puisque aussi bien, selon l’enseignement chrétien, l’amour investit tout l’être et ne nous appartient pas en propre. C’est bien pourquoi, paradoxalement, il serait vain de croire que quelque essence de l’amour le destine forcément à être religieux, à se vouer à Dieu en se déprenant des objets du monde – à quoi n’invite justement pas la charité. L’amour peut s’adresser à tout ce qui, comme nous, ressent le désir d’être aimé et n’est pas, il est vrai, forcément humain – on peut parfaitement aimer un animal ou un dieu. Pour David Hume, l’amour qu’éprouvent les animaux a les mêmes causes que le nôtre et s’étend plus loin, presque à tous les êtres sensibles (Traité de la nature humaine, 1739, II, section XII). De là, encore, il faut bien admettre que l’amour véritable, l’amour pur est possible et n’est pas sans objet. Il est le sentiment le plus commun du monde.
Pour développer et tenter de clarifier tout ceci, notre présentation sera articulée en deux temps. Il nous faudra d’abord considérer I) l’amour dans sa progression ; avant de poser la question de II) l’amour pur.
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I – La progression amoureuse
A) La passion en question
La passion d’un “autre”. La pudeur. L’amour et son langage. L’échec amoureux. Exaltation moderne de la passion amoureuse. L’amour et la mort. L’amour fou. Une faillite intime de notre civilisation ? Crise du mariage ?
B) Amour et passion
Schopenhauer. L’illusion amoureuse. Wagner. L’amour comme rédemption. La cristallisation. Le décentrement amoureux. Descartes. Passion et jugement.
C) Eros
Platon. L’amour au delà du désir. L’amour courtois. Quand la vierge devient le modèle féminin. Une passion suspecte ? Nouvelle dénonciation de l’irréalité de l’amour. L’amour sans forme. L’amour animé par l’esprit plus que par le désir.
D) La béatitude amoureuse
Le mariage mystique. L’Imitation de Jésus-Christ. La suavité de l’extase. Les béatitudes du point de vue d’un psychiatre. Extase et orgueil. Le diagnostic médical invalide-t-il l’extase ?
II – L’amour pur
A) Le Quiétisme
La Querelle du pur amour. L’indifférence. Héroïsme de l’amour désintéressé.
B) L’amour de soi
Malebranche. Nature de l’amour de Dieu. Amour-propre et amour de soi. Les moralistes du Grand Siècle. Vauvenargues. Rousseau. Dieu veut que nous nous aimions nous-mêmes. Revalorisation de l’égoïsme.
C) La charité
Eros et agapè. La charité nourrissant la vanité amoureuse. Bernard de Clairvaux. Le Cantique des Cantiques. L’amour est sa propre récompense. L’amour comme inspiration. La déification de l’homme. L’amour et son absolu.
Max Ophuls Lettre d’une inconnue (1948)
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