De la croyance – un terme assez vague – on peut être tenté de faire l’autre du savoir, l’antithèse de la connaissance. Une tendance de la philosophie grecque fut ainsi de distinguer nettement l’opinion, se rapportant à tout ce qui est temporel et transitoire, du savoir, accédant lui aux vérités éternelles c’est-à-dire absolument nécessaires. Ceci, jusqu’à ne plus pouvoir admettre que, même à travers un raisonnement (aitia), une opinion puisse devenir un savoir. Platon l’admet encore dans son Ménon (vers 387 av. JC). Il ne l’accorde plus dans sa République (entre 385-370 av. JC).
Ce fossé entre croyance et connaissance sera encore creusé si l’on admet que l’on croit subjectivement, en fonction de nos intérêts plus ou moins masqués, quand la connaissance, elle, atteint ou devrait en droit atteindre une objectivité sinon parfaite, au moins claire quant à ce qu’elle sait exactement. De là encore l’opposition possible entre croyance et conscience, comme si croire ne dépendait pas vraiment de nous et se faisait comme malgré nous.
Sans doute, en effet, faut-il reconnaître que l’on peut croire à ce qui demeure à nos propres yeux flou, ambigu, incertain. Et que croire à quelque chose engage toute une vision du monde dont les attendus nous échappent en partie. Beaucoup de nos croyances nous demeurent pratiquement inaperçues, au sens où nous ne les explicitons pas au moment où nous les mobilisons pour décider d’autres. Car c’est toutes ensembles que nos croyances définissent notre point de vue sur le monde : un univers de sens où chacune est plus ou moins décidable plutôt qu’elle n’est vraie ou fausse. Croire, c’est à chaque fois décider du monde.
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Nous n’allons pas traiter ici de la connaissance en tant que telle. Et quant à la certitude qui s’attache à nos croyances et à nos connaissances, elle fera l’objet de développements ultérieurs (voir 1. 6.). Mais, tout en nous limitant à notre objet présent, la croyance, force est de considérer d’emblée qu’il n’est pas de règle communément acceptée pour déterminer ce qui est croyance et ce qui est connaissance. Il serait absurde de tenter de savoir ce qu’il faut croire !
Ce qui est su aujourd’hui se révélera peut-être demain ne l’avoir été que parce qu’il reposait sur quelque croyance inaperçue et indiscutée ou sur quelque connaissance incomplète, insuffisamment développée. Autant dire que croyance et connaissance n’ont véritablement de sens que l’une en regard de l’autre. Que rien ne les distingue vraiment quant à leur contenu mais seulement la manière dont elles sont déterminées et reçues. Croire et savoir, en d’autres termes, sont deux attitudes de pensée que distinguent moins leurs contenus que leurs attendus. La croyance – puisque nous nous limiterons à elle - relève donc en premier lieu d’une critique de la cognition, de l’acquisition de connaissances ; dimension sous laquelle nous la considérerons d’abord ici. Et c’est ainsi qu’on définira finalement ci-après la croyance par l’insuffisance ou l’impossibilité de l’attitude critique dans l’assentiment. En soulignant qu’il n’est cependant pas de règle pour fixer la mesure d’une telle attitude critique, qu’une mise en doute systématique ne suffit certainement pas à remplir – tant il est des préjugés qui s’accommodent d’une suspicion résolue.
En regard de la croyance, le seul critère différentiel de la connaissance, en d’autres termes, tient sans doute à la volonté de cerner plus précisément le champ et la nature de nos objets d’assentiment ; c’est-à-dire de reporter l’accomplissement de la croyance en conviction – car, comme le note saint Augustin : tant qu’on croit, on peut se rendre compte qu’on est dans l’ignorance de ce qu’on croit, même si nous n’avons pas de doute quant à l’existence de ce que nous savons ignorer. Convaincus, en revanche, nous croyons savoir ce que nous ignorons (Le mensonge, 395, III).
Etant entendu que cette volonté de savoir ne suffit pas seule à produire une connaissance quant à son contenu, cela signifie surtout que le savoir ne tient pas tant à quelque méthode infaillible qu’il ne représente essentiellement la volonté de mettre à l’épreuve et de différer un jugement. Dès lors, aussi étrange que cela puisse paraître, savoir, en une large mesure, c’est suspendre ses convictions. De sorte que, positivement, le savoir se définit moins par un état de connaissance que par une résolution de recherche et d’examen. C’est comme attitude que le savoir se distingue de la croyance, beaucoup plus que par son contenu même. Ce qui ne conduit pas au relativisme puisque cela, au contraire, invite à considérer que, pour être muable, provisoire ou même incertain, un savoir ne perd pas pour autant son statut de connaissance.
Si le savoir ne représente pas tant un acquis qu’une attitude de recherche ou s’il paraît un acquis inséparable d’une telle attitude, le contraire de la connaissance n’est pas tant l’ignorance que la certitude. Une connaissance peut se satisfaire de n’être que partielle, incomplète, tandis que la conviction revient à conclure immédiatement ou malgré tout. Croire, c’est vouloir savoir. Savoir, c’est renoncer à croire.
Mieux encore, il n’est sans doute dans ces conditions de connaissance que particulière c’est-à-dire déterminée par un processus d’acquisition et il n’est pas de vérité générale, c’est-à-dire pouvant être immédiatement comprise de tous, comme si elle allait de soi. Pour comprendre que 2+2 font nécessairement 4, j’ai quand même besoin de le vérifier et, même si je peux pratiquement m’en dispenser, c’est la possibilité de cette vérification qui me le fait savoir. Celle-ci est sans doute très facile. Cela ne la rend pourtant pas immédiate. Pour s’en rendre compte, il suffit de prendre de plus grands chiffres. Je ne vois pas aussi rapidement que 2+2 = 4 et que 983 793+79 911 =1 063 704. Pourtant, la première opération n’est pas plus vraie ou plus simple que l’autre. Elle est seulement plus facile.
Si le savoir est une attitude de mise en recherche, toute connaissance est un résultat ; elle a le sens de réponse à une question déterminée. Partant, aucune vérité ne va de soi ! Aucune vérité ne s’impose d’elle-même mais doit toujours être comprise et reconstituée. La vérité est ce que sécrète l’intelligence et n’est rien en soi.
C’est pourquoi toute science est susceptible de verser dans l’idéologie dès lors qu’elle délivre ses conclusions comme autant de vérités générales ; ce qui arrive quasi infailliblement quand elle se vulgarise. Quand une science se dispense de produire ses résultats pour les présenter seulement, elle n’émet, sans s’en rendre compte, que des opinions et s’expose à être réfutée frontalement par d’autres, aussi sommaires et stupides soient-elles. C’est qu’on aura alors précisément fait l’économie de l’intelligence. En présentant quelques connaissances établies en se prévalant d’une autorité acquise à travers quelque expertise, on ne peut vouloir que faire croire. On s’expose par là à heurter d’autres opinions, à se perdre dans un relativisme non argumenté (“c’est votre avis, ce n’est pas le mien”), sans convaincre par ailleurs ceux qui auraient voulu comprendre.
Réciproquement, un relativisme général assimilant toute connaissance à une croyance qui s’ignore ne reviendrait lui-aussi à considérer, en fait de connaissances, qu’autant d’opinions. Et un tel relativisme serait doublement dupe : de la connaissance, qu’il assimilerait à une vérité en soi pour en nier la possibilité mais aussi de la croyance, qu’il prendrait pour une assertion non-fondée. Car il faut en effet souligner que toute croyance est et se veut rationnelle, même si elle peut ultérieurement se révéler avoir été absurde. Nous ne croyons jamais sans raisons et nous ne croyons rien d’absurde en ce sens sans reconnaître que cela est absurde. En quoi, il nous faudra alors justifier notre croyance, en invoquant par exemple la confiance que nous plaçons dans quelque élément qui nous invite à croire ce qu’en l’occurrence nous ne comprenons pas. Croyance et connaissance, ainsi, ne diffèrent effectivement pas a priori par leurs contenus. Mais la connaissance apporte une possibilité de reporter notre jugement quand nous sommes en regard pressés et obligés de croire. A tel point que nous aurons au besoin recours à quelque autorité extérieure. La croyance sera foi.
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La foi, marquons-le d’emblée, n’est pas forcément une attitude religieuse. Elle est avant tout une croyance qui se prononce sur une réalité dont les indices d’existence paraissent en eux-mêmes insuffisants et qui a donc recours à la médiation d’un tiers de confiance.
La foi ainsi est une croyance mais fondée de manière particulière, au point qu’en elle la relation de confiance qui la fonde peut devenir si forte que le sujet croyant n’interroge plus du tout le contenu de sa croyance. La foi peut ainsi faire accroire l’incroyable – credo quia absurdum, disait Tertullien. Je crois parce que c’est absurde, parce que ce qui décide de ma foi n’est pas son contenu.
Il y a ainsi trois termes dans la foi : ce qui est cru (l’objet de croyance), ce qui en est cru (l’énoncé de croyance) et ce qui incite à croire, qui est reconnu comme une réalité extérieure au croyant en laquelle ce dernier place sa confiance. Trois termes dont le dogme chrétien de la Trinité conceptualise les rapports.
Ce dogme a toujours paru très étrange, sans doute parce qu’on réalise difficilement comme est étrange – et comme fut nouvelle – l’idée qu’on puisse croire en Dieu. C’est là en effet proprement reconnaître que Dieu n’a pas de réalité immédiatement accessible et qu’il ne peut être atteint que de manière indirecte. Qui croit en Dieu met l’absolu en question.
Loin de pouvoir désigner avec assurance quelque réalité divine extérieure, en effet, la foi religieuse ne peut renvoyer qu’à une certitude intérieure. Cependant, cela ne permet pas de conclure que la foi est objectivement injustifiable et par là irraisonnée. Ce serait confondre ce qui fonde la foi et ce qu’elle croit – deux éléments qui, dans la foi, doivent justement être distingués. La foi, comme toute croyance, n’est pas sans raisons et son contenu, bien entendu, n’est pas obligatoirement absurde. La foi religieuse ainsi se soutient volontiers d’une apologétique ; ce qui ne veut pas dire qu’elle repose sur des connaissances.
Dès lors qu’il s’agit de se fier, le contenu de la foi ne suffit plus et c’est ce qui la distingue en tant que croyance. La foi est une croyance que justifie une relation de confiance. Ainsi peut-on croire comme les autres. Croire ce qu’ils croient parce qu’ils sont si nombreux à le faire que cela nous donne confiance. Pas plus qu’elle n’est forcément religieuse, la foi n’est pas obligatoirement une croyance forte et assurée. Mais la foi réclame l’instauration d’une relation de confiance avec un tiers. En ce sens, la foi ne peut faire l’objet d’une recherche intellectuelle et personnelle qui en diffère indéfiniment l’affirmation. On ne peut avoir foi en des suppositions – sauf à vider largement le mot de son sens. Par là, la foi a rapport à l’absolu.
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Toute caractérisation étant forcément particulière par rapport à l’absolu, qui est tout, celui-ci ne peut être saisi conceptuellement. Si, face à lui, on ne peut pourtant se résoudre à l’inconnaissance ou au silence, dès lors, il ne reste que la possibilité de croire, sous la forme d’une espérance subjective que la foi promeut à la certitude. Cela ne fournira pas de l’absolu la moindre connaissance mais cela le concrétisera, le fera exister sous la forme d’une vérité absolue qui, parce qu’elle est absolue, ne peut être pleinement réalisée ici et maintenant mais dont on peut espérer l’avènement. C’est ainsi que l’on peut espérer que règne un jour la Justice.
Toute foi n’est pas forcément religieuse mais le propre de la foi est de pouvoir nous faire saisir l’absolu sous la forme de la Vérité. La foi, ainsi, loin d’être liée d’emblée à telle ou telle religion particulière, est une croyance qui peut aller jusqu’à l’absolu, c’est-à-dire jusqu’à la reconnaissance que quelque chose puisse valoir absolument, pour nous comme pour tous. En ce sens, il faut reconnaître que la foi en Dieu est une attitude religieuse nécessaire (qui en elle-même ne prouve cependant pas que Dieu existe). Dès lors que la perspective de l’absolu nous semble inévitable pour formuler notre vérité, en effet, l’absolu ne saurait par nature se livrer sous le registre particulier d’un objet connaissable.
Certes, encore une fois, il est étrange de croire en Dieu. Au fond, il nous semble que nous devrions pouvoir nous en dispenser. Que Dieu se montre une bonne fois, disent peu ou prou les critiques de la foi. Lesquels admettraient bien de croire si Dieu se révélait à l’instar de n’importe quel objet du monde. Toutefois, si l’on conçoit qu’il est difficile d’imaginer que Dieu puisse être saisi comme un objet, il faut reconnaître que la foi représente bien un accès à l’absolu, dans la mesure où ce dernier, s’il ne peut être représenté, peut en revanche être espéré.
La foi, dès lors sera une certitude inquiète, héroïque même, qui sera finalement inséparable d’une critique de la croyance que l’on ne trouve pas moins vive chez un croyant comme Kierkegaard que chez un sceptique comme Pierre Bayle. De là, pour s’affirmer pleinement, ne pourra-t-elle que verser dans un fidéisme la coupant de toute justification rationnelle et la décrétant même a priori absurde ? C’est dans ce qui fut l’un des principaux bréviaires de l’athéisme, le Traité théologico-politique de Spinoza, que nous trouverons l’une des plus fortes analyses de la foi, la désignant comme essentiellement raisonnable et commune.
Éclairer tout ceci, voilà tout notre parcours, avec les principales étapes suivantes : I) la croyance et la connaissance ; II) la foi & III) la foi commune
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I – la croyance et la connaissance
A) Les univers de croyance
Nos états d’âme. Décidabilité. Le relativisme des croyances. Croyances et mentalités. Le relativisme des croyances. Filtres cognitifs. Indécidabilité. Le socinianisme. L’impensé. L’opinion.
B) Les préjugés
Idées reçues. Critique des préjugés au temps des Lumières. Les explications des préjugés Un préjugé n’est pas une croyance. Quand dénoncer les préjugés d’autrui devient un préjugé. Quand l’instruction rend crédule. Croyance aux parasciences. La vogue de l’ésotérisme et du paranormal. Des croyances qui concernent des personnes plutôt instruites. Préjugés racistes et préjugés antiracistes.
C) Croyance et vérité
Logique circulaire des croyances. La connaissance objective fondée sur une discipline de la raison. L’exemple de la parapsychologie. L’exemple de l’astrologie. Le pragmatisme. Un nietzschéisme du pauvre ? Une idée n’est pas vraie, elle le devient. Rorty.
II – La foi
A) Foi et confiance
Logique de la confiance. Difficultés à apprécier les témoignages en justice. Naissance du concept de croyance en Dieu. La foi cherchant l’intelligence. L’apologétique. Caractère raisonnable de l’acte de foi. La difficulté de la foi. Le fidéisme.
B) Foi et espérance
La foi et son objet. Avertissement au lecteur. Une foi espérante dans l’hindouisme. La Trinité. Le concept et son histoire. Analyse d’un dogme. Un mystère logique. Tentative d’explication simple de la Trinité. Dieu comme sujet. Il n’y a foi qu’en l’absence de Dieu.
III – La foi commune
A) Pierre Bayle Pensées diverses sur la comète (1683)
Inertie idéologique. Psychologie du pharisaïsme. Fontenelle.
B) Soeren Kierkegaard Crainte et tremblement (1843)
L’exemple d’Abraham. Le fidéisme de Kierkegaard. Dramatisation de la foi. L’égotisme de Kierkegaard.
C) Spinoza Traité théologico-politique (1670)
La foi : un problème politique. Renouvellement de l’exégèse biblique. Richard Simon et l’étude critique des textes religieux. La foi sans révélation. Définir une foi universelle. La foi fondée en raison ? Deux interprétations possibles du Traité.
Titien Le sacrifice d’Isaac, 1542 ou 1544.