A partir des années 60, le déterminisme a été mis en débat. De quoi s’agissait-il ? Essentiellement de renoncer à l’idéal d’une mécanique strictement linéaire selon laquelle, certaines conditions initiales étant données, un jeu d’équations différentielles permettrait de déduire tous les événements aussi bien passés que futurs affectant les phénomènes naturels. De là, l’idée s’imposa qu’il est impossible de prévoir. Que le déroulement des phénomènes naturels fait place à une imprévisibilité intrinsèque – c’est-à-dire que ne permettrait pas de réduire une investigation plus précise des mécanismes qui les régissent – face à laquelle l’approche statistique représente la seule connaissance possible. Cela même qu’Albert Einstein refusait – car Dieu ne joue pas aux dés ! – fut alors assez largement accepté. Dès lors, la porte était ouverte : le hasard, la contingence firent un fracassant, un envahissant retour.
Ilya Prigogine et Isabelle Stengers avaient prévenu : nous retrouvons aujourd’hui les échos de ces premiers âges de la science moderne où allaient de pair la création de concepts scientifiques et la pensée ontologique (La nouvelle alliance, 1979, p. 26). De fait, avec la théorie du chaos, nous expliqua-t-on bientôt, nous assistions à un changement complet de paradigme, mettant bas le monde mécanique régi par des lois immuables de la science classique. Le monde est non-linéaire. Le détail peut y engendrer la catastrophe. Et, face à la complexité des phénomènes, seule une approche globale est pertinente et non le réductionnisme. Dans un roboratif article, René Thom eut beau rappeler que rejeter le déterminisme est une attitude antiscientifique (Halte au hasard, silence au bruit, 1980), ces thèmes se répandirent rapidement. Après le chaos, qui passa assez vite de mode, on trouva d’autres rengaines : l’auto-organisation, la complexité, …
Ainsi, une véritable mode de l’indéterminisme, une fascination pour l’aléatoire se sont développées depuis les années 70. Toutefois, les principales idées avancées n’étaient pas aussi nouvelles qu’on voulut le croire. Le fondement de la théorie du chaos – la sensibilité des systèmes dynamiques aux conditions initiales – fut ainsi clairement énoncé par Henri Poincaré dès la fin du XIX° siècle. Et quant au hasard, quant à la contingence, leur invocation a souvent lieu de nos jours à travers des thèmes déjà communs dans l’Antiquité. De fait, présenter de nos jours comme une révolution radicale la mise en cause du déterminisme linéaire paraît bien n’avoir été possible que vis-à-vis d’un public à la culture scientifique et philosophique peu organisée. Car seul un tel public, sans doute, pouvait supporter la lecture de tant de pages dont toutes les démonstrations et affirmations ne tiennent souvent qu’à soigneusement éviter de clairement distinguer l’indéterminable et l’indéterminé !
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Il est difficile ainsi de ne pas considérer la vogue contemporaine de l’indéterminisme en termes de sociologie de la connaissance. Force est en effet de constater que quelque chose plait, incontestablement, dans l’idée d’un monde largement soumis au hasard. Cela renvoie d’abord à une vision toute adolescente de la science, qui conditionne certaines attitudes particulièrement nettes ici : ne pouvoir se définir que par opposition, quitte à former le fantasme d’une science monolithique et sûre d’elle-même contre laquelle lutter ; privilégier l’excitation de la découverte, les crises, les mots surprenants (“l’attracteur étrange”) ; en remontrer aux profs, aux adultes et forcer la science à reconnaître qu’elle ne comprend pas tout. D’autant que cela laisse quelque place au merveilleux. A un monde totalement ordonné, régi par des lois universellement valides, qui serait, selon un auteur, le monde dominant de la science, porté par des méthodologies “impérialistes”, néfastes dans leurs implications, on opposera donc l’image d’un monde “tacheté”, assemblant des poches d’ordre et de désordres, où aucune loi n’est universellement valide. Tout cela participe finalement d’un culte du bouleversement qui se traduit par un étrange narcissisme nous incitant à nous situer d’abord par rapport à ce qui arrive de nouveau, d’inattendu et qui n’en finit plus de souligner que nous vivons des choses radicalement nouvelles, comme si elles n’avaient attendu que nous.
Il ne peut être question de faire ici la psychologie de tels attendus et croyances. Mais on ne saurait les ignorer pour notre propos car, au total, la mode qui a frappé la théorie du chaos aura particulièrement montré à quel point l’accent porté sur les ruptures conceptuelles, découpant le temps de la recherche scientifique en révolutions, interdit finalement de saisir la teneur d’une idée nouvelle. Artificiellement coupée de la physique qui la précède, la théorie du chaos, en effet, n’aura souvent séduit que dans la mesure où elle était comprise à l’envers de ce qu’elle énonce !
Considérons notamment “l’effet papillon”, auquel il aura été difficile d’échapper dans les années 90 : le battement d’aile d’un papillon au Japon finit par déclencher une tornade à New York. Les petites causes, c’est bien connu, peuvent engendrer de grands effets. Sans doute n’est-il pas très difficile de comprendre le succès d’une telle image, tant elle entre en correspondance avec le “catéchisme” de notre époque. Non pas celui des Eglises bien sûr mais celui que nous enseignent toutes les semaines les films hollywoodiens. Premier enseignement : face à la nature, le mieux est encore de ne rien faire ! Et parmi les protagonistes du film de Steven Spielberg Jurassic Park (1993) figure ainsi un chaoticien dont le rôle se limite à souligner la vanité humaine à vouloir refaire ce que la nature a défait. Un détail en effet fera tout s’effondrer.
Deuxième enseignement : un acte individuel – comme le battement d’ailes de notre papillon – peut changer le monde. Ici, nous ne sommes pas très loin de la foi qui déplace les montagnes et ici ce sont pratiquement tous les films qu’Hollywood produit désormais qu’il faudrait citer. Le monde est fait par les originaux, les déviants, les rebelles, par ceux qui osent penser autrement, aiment à se répéter les sociétés conformistes. Un petit papillon peut seul ainsi provoquer un cyclone. Oui, car avec tout ceci, l’effet papillon est pris en un sens strictement déterministe ! Alors que dans la théorie du chaos, son rôle est plutôt d’illustrer le fait que le cyclone est imprévisible et sans cause assignable une fois survenu, parce qu’il faudrait pour en reconstituer l’origine aller jusqu’à tenir compte de tous les battements d’ailes de papillons – ce qui ne va pas à l’encontre du déterminisme en lui-même mais ce qui souligne qu’on ne saurait parvenir à isoler une cause simple et linéaire dans la formation du phénomène ; lequel, pour le dire rapidement, n’est pas sans cause mais relève d’une causalité complexe. D’ailleurs, aux dernières nouvelles, on ne connaît toujours pas positivement de phénomène sans cause !, si l’on peut en revanche ignorer la cause de nombreux phénomènes.
Le bouleversement conceptuel que la théorie du chaos aura promu se sera ainsi souvent résumé, tel qu’on le comprend le plus souvent, à la découverte que si le nez de Cléopâtre avait été plus court… C’est d’un tel constat – totalement déterministe – que beaucoup tirent en effet que le monde est livré au hasard.
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Il nous fallait souligner tout ceci dans la mesure où nous allons marquer l’importance de la théorie du chaos et celle de la notion d’émergence, en montrant qu’elles correspondent à la formalisation d’une notion ancienne, quoique couramment peu précise et communément confondue avec le hasard : la notion de contingence. En quoi, le chaos ne marque pas tant une rupture conceptuelle qu’un aboutissement, situant le devenir physique dans un effet de continuité et non pas de hasard.
C’est que le déterminisme ne se limite pas à croire que du présent tout le futur peut être déduit, comme s’il était déjà défini. Pas plus que les écarts qu’enregistrent les lois de la nature ne plaident a priori pour l’indéterminisme foncier des choses – sinon du point de vue momentané d’un observateur.
Contingent ne signifie pas non plus impossible à prévoir. Et le déterminisme n’étouffe pas toute liberté car il n’est pas de liberté hors du monde. Il n’est pas de liberté sans actualité ni donc sans histoire. De sorte que si liberté il y a, il est forcément un point de vue, celui d’une totalité, au sein duquel elle s’inscrit et paraît déterminée. Un point de vue qui la reconnaît comme liberté tout en l’inscrivant dans l’ordre du monde. Adam ne pouvait que pécher mais cela, personne ne pouvait le prévoir, explique Leibniz. Car, parce que l’action d’Adam était libre, elle créa une réalité irréversible. Notre monde contient nécessairement le fait qu’Adam a péché. C’est précisément ce que la contingence désigne : un monde dont la vérité est en devenir mais est pourtant vérité. Ce qui marque non pas une distance infranchissable entre l’être et la connaissance, comme on le comprend le plus souvent mais leur continuité, tenant simplement au fait d’une mémoire possible de nos actions et d’une compréhension permise du monde qui en est aussi la découverte. La contingence du monde est celle même de l’esprit, marquera ainsi Hegel.
Un monde contingent est affranchi de la raison suffisante, estime-t-on volontiers. Comme si ses phénomènes se passaient de raison. Dans un monde contingent, estime plutôt Leibniz, chaque fait doit trouver sa raison suffisante. Ce dont dispenseraient tant une nécessité totale qu’un hasard absolu. Le monde est contingent, au sens que cet adjectif possède en logique, qualifiant une proposition dont la vérité ou la fausseté ne peut être connue que par l’expérience. C’est que ce monde, affirme Leibniz, n’est qu’un parmi d’innombrables possibles…
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Tout ceci sera développé selon trois étapes I) les figures du possible, qui permettront de préciser les notions de l’aléatoire, du hasard et de la contingence ; II) Les probabilités et III) trois figures d’une philosophie du devenir.
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Sommaire :
I – Figures du possible
A) L’aléatoire et le hasard
Distinction de l’aléatoire et du hasard. L’aléatoire. Le hasard pur est une gageure. Générer informatiquement l’aléatoire. Le hasard objectif. Cournot. La difficulté à penser des séries causales indépendantes. Genèse de l’idée de hasard chez l’enfant. Les loteries. Des jeux longtemps interdits. Quand l’Etat profite de la propension des joueurs à se laisser abuser. Notre univers quotidien est encore largement magique. Quand l’univers est pour ou contre nous. Le plus difficile à penser dans le hasard est sa probabilité. Aristote. Le hasard comme invitation au sens. Hasard et autobiographie. Contre l’écrasement du monde. Art, savoir et hasard. Le hasard comme principe de composition. Le hasard combinatoire. Deux attitudes face au hasard artistique. Leibniz : l’épuisement de tout ce qui peut être dit. Confusion entre le hasard et la contingence. Un étrange phénomène.
B) Le possible
Accorder la possibilité du possible. La contingence marque la possibilité du devenir et non l’indéterminisme. Contingence et vérité. L’argument dominateur et les futurs contingents. L’argument de Diodore. Interprétations modernes. Aristote. Les futurs contingents. La portée morale de l’argument. Si le possible est, aucun savoir ne peut-il comprendre le monde ? Spinoza. Ce qui fonde la réalisation des possibles n’entre pas dans le champ de la science. Le principe anthropique. Selon le principe anthropique, on ne peut comprendre l’univers qu’en admettant qu’il devait accueillir l’homme. La contingence entre gloire et humilité de l’homme. L’inégalité de Carter. Le possible ne précède pas le réel. Bergson.
II. Les probabilités
A) Sous la loi des grands nombres
Elaboration du calcul des probabilités. Le pari de Pascal. Mettre en balance l’éternité et le néant. Une argumentation souvent mal comprise. De l’espérance à la plausibilité. Le calcul des probabilités comme rationalisation des modes de croyance. Laplace. L’approche fréquentiste : le calcul des probabilités appréhende la fréquence objective des événements. L’absence de finalité se traduit par la stabilité. Les méthodes stochastiques. La méthode de Monte-Carlo. Maîtriser la complexité en la ramenant à la régularité de l’aléatoire. Confusion entre probabilisme et indéterminisme. Les sondages. L’opinion publique n’existe pas. Le hasard permet de décrire des phénomènes surdéterminés. L’exemple de la Bourse. Le théorème de Bayes. Le probable a trait à l’actuel, non au réel. Un univers de propensions.
B) Le chaos et le Big Data
L’imprévisible évolution des systèmes dynamiques. L’effet papillon. L’attracteur étrange. Sur la complexité. Les fractales. La notion d’émergence. Contingence et continuité. La Data Science.
III – Figures du devenir
A) L’épicurisme
Epicure. Doctrines et maximes. Lettres. Lucrèce. De la nature. Contre le finalisme et contre le nécessitarisme. La contingence tient d’abord au fait de la masse ; premier facteur de désordre dans l’univers. La contingence du monde caractérise d’abord le fait que celui-ci se suffit à lui-même. Pas d’explications univoques. Un monde spontané et contraint. Le temps créateur. Pessimisme de la contingence
B) Charles Darwin. La descendance de l’homme et la selection sexuelle
L’inscription des êtres dans le temps. Les êtres dépassés par leur propre nature. L’héritage naturel de l’homme marque la contingence de son être. Rousseau, précurseur du darwinisme.
C) Hegel. Philosophie de la nature
Hegel romantique. La nature comme altérité. Dans les lois de la nature qu’il découvre, l’esprit ne découvre finalement que lui-même. Déduction transcendantale d’un crayon. Déterminations de la nature. La matière. L’espace et le temps. La pesanteur. La relativité hégélienne.
Merce Cunningham How to pass, Kick, Fall & Run, 1965