Expliquer le vivant en termes purement mécaniques devint une attitude relativement répandue à partir du XVII° siècle. En soi, ce n’était pas là un mode d’explication vraiment nouveau. La radicale nouveauté vint de ce que ce mode d’explication parut soudain suffire.
Cela sembla légitime car mécanisme ne signifiait pas nécessairement matérialisme. Rendant compte de manière purement physique des phénomènes, le mécanisme déchargeait Dieu des affaires courantes de ce monde et lui rendait une transcendance que la pensée magique de la Renaissance lui avait souvent rognée. Seulement bientôt, sur cette lancée, il fallut faire tout à fait sans Dieu. Tout un discours mécaniste se mit ainsi en place pour rendre compte scientifiquement des phénomènes. Un discours moins matérialiste à vrai dire que résolument réductionniste et antifinaliste, livrant le cours du monde au hasard et concevant que les organismes doivent, comme des automates très perfectionnés, être capables non seulement de fonctionner mais de se monter tout seuls. Un discours qui, à notre époque, est toujours assez dominant.
L’approche mécaniste, ainsi, est affaire de principes. Et, vouée à justifier sa propre pertinence, elle est prête à passer outre nombre d’incertitudes et à s’arranger de beaucoup d’approximations – comme de prendre pour modèle mécanique l’être le plus finalisé qui soit, la machine !
On peut facilement concevoir que la machine qui singe quelque action vitale puisse représenter un modèle pour le mécanisme. Selon le programme réductionniste de ce dernier, en effet, comprendre c’est refaire et c’est surtout ramener des réalités différentes à un unique principe simple que la machine exhibe dans sa pureté. Dès 1337, dans son Traité du Ciel et du Monde, Nicolas Oresme estimait que le mouvement des astres est comme celui d’une horloge qui, après sa fabrication par Dieu, se meut d’elle-même selon les lois mécaniques.
La machine, en l’occurrence, intéresse moins que son principe de fonctionnement mais le mécanisme, aussi bien, a alors quelque chose d’un jeu d’enfant, par lequel on se cache un objet pour avoir ensuite la satisfaction de le retrouver ! Tout discours s’émerveillant de ce que telle machine ou tel programme informatique réalise un comportement ou une fonction comparable à ceux d’un organisme n’a de pertinence, en effet, qu’à oublier un moment qu’un organisme n’a d’autre réalité que physique et n’est bien en ce sens qu’un ensemble de mécanismes, pour en retrouver aussitôt la certitude. Mais la seule question vraiment pertinente est alors oubliée : quel mécanisme permet à un être vivant de coordonner l’ensemble de ses propres mécanismes sans être programmé de l’extérieur comme une machine ? Une question dont le manque de réponse, à ce stade, devrait rendre le mécanisme moins tapageur et dont l’opportun oubli désigne nombre de très savants et très estimés ouvrages en ce domaine comme de simples enfantillages.
Mais il est vrai qu’à ces enfantillages répond un finalisme fréquemment naïf et au moins aussi puéril, qui s’émerveille inlassablement que chaque chose ait son utilité et qui ne garde parmi ces utilités uniquement celles qui peuvent passer pour témoigner du caractère ordonné et bienveillant du monde… à notre égard.
Entre les deux, mieux vaudrait reconnaître que nous n’avons guère d’idées claires sur ce que peut être un monde sans Dieu. Et pas davantage comment le monde peut aller tel qu’il va si un Dieu le dirige. Mais nous ne nous permettons plus guère de formuler de telles questions – que personne ne posera plus d’ailleurs en ces termes. Ce sont là des questions dépassées. Ce qui ne nous aide guère à nous déprendre des enfantillages. Car on pourrait autrement finir par s’en convaincre : avec Dieu, le monde n’a plus de fins ! De là, le débat qui oppose le mécanisme au finalisme paraît assez vain…
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A) L’explication du corps et l’approche cartésienne.
L’audace de la démarche cartésienne n’est sans doute plus assez reconnue. La découverte de la circulation du sang. Le finalisme de Galien. Expliquer le fonctionnement d’un organe par son utilité. L’organisme saisi comme un ensemble de facultés. Les médecins méthodistes. L’utilité est l’indice d’une perfection. L’homme automate de Descartes. Avec Descartes, l’âme n’anime plus le corps. Arnold Geulincx. Seule l’embryologie cartésienne est vraiment mécaniste.
B) Machines.
La machine comme métaphore. Les automates. Vaucanson. Comment ne pas apercevoir qu’il y a plus de finalité dans une machine que dans un organe ? La cybernétique. Dès lors que le modèle machinal est fondé sur une problématique d’organisation et d’information, ses analogies paraissent sans limite. La communication comme panacée. Un discours devenu omniprésent. La métaphore du réseau. Evacuer la finalité au profit du rendement. Faire son deuil.
Les robots. La robotique évolutionniste. Les cyborgs. Le transhumanisme. L’apprentissage profond. Les réseaux de neurones. La robolution. Trading à haute-fréquence et robo-advisors. Bots et chatbots. Le jour où mon robot m’aimera !
Ambiguïtés de l’identification du vivant à la machine. Comme l’outil, la machine est un attribut du vivant. Réduire le vivant à une machine, dès lors, n’a guère de sens. La science des machines relève d’une zoologie artificielle.
C) Les mécaniques animées.
L’iatromécanisme. Etienne-Jules Marey. Explication de la contraction musculaire. L’ATP, à la source de l’énergie musculaire. La découverte que toute activité vitale n’est pas soumise à un centre cérébral. Réflexes et tropismes. Le retour du naturalisme ou le mécanisme vidé de sa substance. Quand le mécanisme se renverse en vitalisme. L’échec mécaniste génère un vitalisme providentialiste.
D) Finalisme et mécanisme : un interminable débat
La Providence stoïcienne. Les arguments finalistes. La finalité marque une insuffisance du vivant et la limite du finalisme tient à sa difficulté à penser le vivant comme sujet de sa propre évolution. Les arguments antifinalistes. L’antifinalisme conséquent ne peut qu’être radical. Le hasard et la nécessité. Le débat entre finalisme et antifinalisme ne peut manquer de tourner court. Il existe une véritable contradiction entre finalité et absolu. De sorte que référer la finalité du monde à Dieu conduit à des absurdités manifestes. La finalité du monde pose moins la question du sens de ce dernier qu’elle n’invite à considérer sa plénitude. Le finalisme problématique de Teilhard de Chardin. Mésinterprétations courantes du finalisme d’Aristote. La fin de la Nature n’est autre que la Nature elle-même. Le finalisme invite finalement à considérer le vivant comme désir de soi. Contentement.
Raymond Duchamp-Villon Le cheval majeur, 1914.