A part Aristote, les philosophes se sont assez peu intéressés aux animaux. Ce n’est pas bien entendu que la plupart n’en aient parlé ici et là. Mais enfin, les bêtes ont rarement mérité un chapitre, encore moins un ouvrage. Elles auront rarement intéressé en elles-mêmes, si elles auront en revanche été citées d’innombrables fois pour marquer, par contraste, la spécificité des attributs humains ou leur imperfection. Même d’un point de vue scientifique, si l’on a depuis toujours observé et décrit les animaux, leur étude organisée est relativement récente. Ainsi, nous le verrons, le thème de l’animalité est sur bien des points relativement mal balisé. De sorte que nous rencontrerons sans doute très vite chez le lecteur un certain nombre de réticences.
La première d’entre elles consiste à considérer que, quelque part, le thème de l’animal, aussi attachant, aussi fascinant soit-il, ne représente pas un sujet vraiment sérieux. Un point de vue qui trouvera sans doute très vite à s’exprimer dès lors qu’on abordera la question des droits de l’animal, s’irritant d’emblée qu’on puisse ne pas reconnaître d’évidence qu’en la matière l’homme passe en priorité.
Mais un autre point de vue aussi puissant trouve encore immédiatement et largement à s’exprimer dès lors que l’on parle des animaux : la méfiance vis-à-vis de tout anthropomorphisme. Ce point de vue s’est généralisé en effet et, de nos jours, le sens commun un peu éduqué a appris à se méfier de toute explication du comportement de l’animal qui prête à ce dernier des traits qu’on veut croire réservés à l’homme.
Pourquoi tout anthropomorphisme serait-il forcément faux, cependant, si l’homme, comme on le proclame depuis deux siècles, appartient définitivement au genre animal ? On vous expliquera tout à la fois que vous descendez du singe et que vous n’avez rien de spirituellement commun avec les animaux. N’allez donc pas qualifier de cruel le chat qui joue avec la souris avant de la tuer. On vous expliquera qu’un tel sentiment humain ne saurait être prêté au chat. Comme le note un auteur, notre anthropomorphisme consiste désormais à percevoir l’animal comme absolument autre, en projetant ainsi volontiers sur lui nos craintes et suspicions.
Face à ces différents points de vue, on ne peut que rappeler la part des incertitudes. Aussi faut-il le faire d’emblée et souligner surtout que nous ne savons pas plus aujourd’hui qu’il y a trois siècles ce qui se passe dans la conscience d’une fourmi ou d’un chien – sachant que, pour beaucoup, la question ne se pose même pas : selon eux, les animaux n’ont pas de conscience au sens propre. Nous semblons même moins désireux que jamais de le savoir, quand on considère l’étonnante scolastique s’étant développée autour de ces questions avec le behaviorisme puis la philosophie analytique. On discutait du sexe des anges au Moyen Age. On se demande de nos jours s’il faut admettre des sentiments chez les animaux dès lors qu’on leur reconnaît des intentions. Et si le sentiment de soi, notamment, que certains d’entre eux au moins semblent bien posséder, s’accompagne forcément d’une représentation de soi.
Aristote notait que certains oiseaux en couvaison s’éloignent de leur nid en faisant semblant d’être blessés s’ils aperçoivent un prédateur, lequel est dès lors invité à se ruer sur ce qui paraît être une proie facile plutôt que sur les œufs. Pour détourner les prédateurs, de même, certains insectes miment leur propre mort. Il a été remarqué qu’en Californie, certains écureuils récupèrent la peau de serpents morts, la mâchouillent et se lèchent ensuite l’ensemble du corps afin de masquer leur propre odeur. De nos jours, on rendra compte de tels comportements par le jeu d’une hérédité sélectionnée dans le sens d’une meilleure adaptation, ainsi que par l’intervention de nombreux signaux chimiques et hormonaux. Mais cela ne répond en rien à la question de savoir ce qui se passe à de tels moments dans la tête de l’oiseau, de l’insecte ou de l’écureuil ? Or, pour que ces derniers puissent agir comme ils le font, il faut bien leur reconnaître au moins la capacité de vouloir ce qu’ils vont faire. L’autre solution, en effet, serait de faire de l’animal une simple machine réalisant un programme en réponse à un stimulus. Seulement, compte tenu de la complexité de tels comportements, rapportés à leurs conditions précises de réalisation, il faudrait alors faire de l’animal une de ces machines particulièrement intelligentes, comme seul un être aussi intelligent que l’homme saura peut-être en construire un jour ! Il faut donc reconnaître que l’animal n’est pas seulement agi mais est également, au moins par volonté, acteur. Mais dès lors, qu’est-ce qui exactement le sépare de nous ? Il est très intéressant de voir en quels termes nous posons désormais ce genre de question.
Une revue scientifique rapporte qu’on a observé chez des singes capucins le refus de continuer des tests si l’un d’eux est mieux récompensé que les autres alors qu’il n’a pas accompli d’efforts particuliers ou, même, n’a rien fait. La question est alors posée : est-ce là quelque sentiment précurseur de l’aversion que manifestent la plupart des hommes pour l’injustice ? De nos jours, ce genre de question ne choque pas, alors même qu’elle est plutôt savoureuse. Pourquoi, en effet, le sentiment des capucins serait-il seulement précurseur et non pas identique à celui que nous éprouverions dans la même situation ? Cela est d’autant plus surprenant que, dans sa formulation même, la question a déjà répondu. En n’envisageant pas le sentiment d’injustice comme une conduite intelligente, discernant les causes et les effets d’une situation mais comme une simple aversion quasi intuitive ; en ne parlant pas d’une réflexion mais d’une réaction, on a déjà rabattu l’esprit sur le réflexe et ôté l’intelligence aux singes… comme aux humains !
Mais en regard, il convient de souligner que l’intérêt porté aux animaux a beaucoup changé depuis plusieurs décennies. Tandis que les découvertes se multipliaient, l’animal a davantage été reconnu comme sujet de ses comportements.
Ci-après, nous traiterons de l’animalité à travers quatre thèmes : A) L’animal symbole ; B) L’animal civilisateur ; C) La libération animale & D) L’animal machine.
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A) L’animal symbole
L’animalité est d’abord un langage. Le symbolisme animal souligne que notre perception immédiate du vivant intervient sous la catégorie de l’espèce. L’espèce comme catégorie de pensée immédiate. L’animalité ne caractérise pas que les animaux. Le rapport à l’animal est un travail de reconnaissance sans cesse renouvelé, ce dont témoigne l’ambivalence symbolique des animaux.
B) L’animal civilisateur
L’animal devient signe d’humanité à l’âge moderne. L’animal familier. Paradoxalement, l’ère de l’animal familier aura marqué une rupture de la continuité des animaux aux hommes. Un nouvel enjeu de responsabilité. Destin de la consommation carnée. L’élevage industriel. L’animal comme support d’une quête d’humanité. Quand l’homme découvrit son semblable sous le registre de la répugnance. Défendre les animaux et civiliser les hommes. Vaincre la cruauté.
C) La libération animale
Les animaux peuvent-ils véritablement avoir des droits ? Les thèses de Peter Singer. Le spécisme. Un droit de la sensibilité vivante. Réfutation de l’argument courant selon lequel l’animal doit passer après les hommes. Critères utilitaristes. L’expérimentation animale. La fausse question de son utilité. Le végétarisme. La vision chrétienne de l’animal. Deux attitudes à l’égard des animaux. Une tradition grecque de compassion par rapport aux animaux. Le tournant franciscain. L’animal christique. Dans le destin de l’animal, la figure de l’homme. La question que pose l’innocence animale est celle de notre propre singularité d’être, plus encore que celle de notre naturalité. Une singularité qui nous lie aux vivants.
D) L’animal-machine
Descartes. Modernité du thème de l’animal machine. Une longue controverse. Médiocrité intellectuelle d’une querelle dont les adversaires n’étaient pas loin de dire la même chose. La querelle portait en fait sur la justification de la souffrance dans le monde. Pour le reste, a-t-on jamais vraiment cru à l’assimilation de l’animal à une machine ? De l’animal à l’homme machine. Importance de La Mettrie. L’une des premières formulations de l’appartenance de l’homme à une histoire générale du vivant. Explication du vivant par l’organisation et la contingence. Nouvelle controverse quant à la mécanique du comportement animal.