On présente souvent le rapport de l’homme aux animaux comme une longue relation spéculaire. Pour l’homme, l’animal serait comme un miroir lui renvoyant tout à la fois l’image de sa propre bestialité ainsi que celle, en retour et par contraste, de sa véritable humanité. Cette façon de voir se heurte néanmoins à une difficulté : l’animal n’existe pas ! Ce n’est pas un être en effet mais une forme de jugement porté sur un être qui le réduit à un type, porteur de traits invariables qu’il partage avec tout ce qui lui ressemble. L’animal est ainsi à même de traverser le temps, comme le rossignol de Keats : « la voix que j’entends cette nuit qui finit l’entendirent naguère empereurs et manants » (Ode à un rossignol, 1819).
Par animal, on désigne un être dont toute la singularité est réduite à un écart de variation par rapport à une essence intangible, à une nature. Un être dont le propre, en première approche, est donc de ne pas être reconnu pleinement comme sujet. Un point de vue auquel le végétal échappe, nulle subjectivité en lui ne se présentant à réduire mais un point de vue sous lequel l’homme peut parfaitement être considéré. Dans la Chine ancienne, seuls les nobles possédaient un houen, une âme supérieure, constituant leur personnalité et montant au ciel après la mort, comme si les hommes du peuple avaient eu, aux yeux de la classe supérieure, une personnalité trop confuse, trop peu individualisée pour survivre à la dissolution de leurs corps.
Est animal ce qui n’est pas reconnu comme sujet. Chez l’animal, souligne Hegel, l’intérieur ne ressort pas dans l’apparence en tant qu’intérieur. L’animal ne révèle pas de lui-même son âme, laquelle n’est pas pour soi mais en soi, ne se laissant pressentir que pour un regard extérieur (Esthétique, 1835-1838, I, II). Le propre de l’animal est qu’il cerne moins sa propre nature que ne le fait un observateur extérieur – il n’y a d’animal que du point de vue d’un observateur. En quoi l’animal est dépossédé de sa propre spontanéité, celle-ci étant rapportée à une nature qui le commande sans qu’il en ait conscience. L’homme est un animal en ce sens, non tant parce qu’il descend du singe que parce qu’il est à même d’ignorer sa condition réelle. Ainsi, à suivre Schopenhauer, nous sommes comme des agneaux jouant dans un pré tandis que le boucher les observe et en choisit un, puis un autre. Nous ne savons pas quelle calamité le destin nous prépare (Parerga & Paralipomena, 1851, § 150).
A contrario, on quitte l’animalité avec la reconnaissance d’une subjectivité chez les êtres qui nous entourent ; avec la reconnaissance que ceux-ci agissent en conscience, c’est-à-dire avec des intentions et des préférences que nous pouvons comprendre, sinon forcément partager. Or, en cela, la forme corporelle importe finalement assez peu. Les hommes autour de nous peuvent nous paraître former un vaste et indistinct troupeau, tandis que certains reconnaîtront à leurs plantes familières une certaine individualité. Ce qui importe est surtout la rencontre d’une individualité par comparaison, par rapprochement avec la nôtre. L’animalité désigne le rapport d’un sujet à une généralité d’individus, peu différenciés et nettement distincts de lui : des animaux ou des hommes, considérés en masse. L’intersubjectivité brise l’animalité. Elle se rapporte à des individus nettement distingués – ou distinguables, comme le droit nous oblige à reconnaître chacun des autres hommes. Faudrait-il dès lors reconnaître des droits aux animaux ? La question peut paraître aberrante – mais il en allait de même, il y a un siècle, de celle concernant les peuples colonisés les plus éloignés. Pour notre propos, elle est surtout intéressante en ce qu’elle met l’idée d’animalité en question.
Cette question est bien aberrante dans sa formulation, puisqu’elle revient à demander s’il faut reconnaître un statut de sujet à ceux-là mêmes qu’on désigne comme enfermés dans le déterminisme de leur propre nature. Tout cela ne repose-t-il pas sur une projection qui aboutit à prêter aux animaux nos propres sentiments ? Lorsque, un cran plus loin, certains réclament également des droits pour les plantes ou les robots, on peut se demander si l’on n’a pas affaire à un véritable néo-animisme.
Mais cette question est inévitable. Posant un impératif de respect dû à toute subjectivité sensible et, plus encore, reconnaissant à chaque animal une subjectivité, elle ne représente jamais qu’un prolongement du processus intervenu à l’âge démocratique, quand les hommes furent obligés de se reconnaître eux-mêmes et de reconnaître autrui comme sujets de droits. Ce fut là une lente découverte sans doute et qui s’accompagna parallèlement d’attitudes nouvelles par rapport aux animaux : l’attendrissement en même temps qu’une mise à distance radicale. Car, contrairement à ce qu’on pense souvent, le fait de marquer de fortes limites entre l’homme et les animaux est une attitude résolument moderne, qui paradoxalement alla de pair avec la consécration de l’animal familier. Or ce processus est loin d’être achevé. En témoignent nos difficultés à reconnaître la positivité et le sérieux de nos rapports aux animaux familiers, tout de même que notre gène, difficilement exprimable, face à notre sur-utilisation industrielle des animaux.
Ces victimes de notre productivisme nous embarrassent, en effet. Représentant comme autant de témoins muets de notre incapacité à maîtriser un processus d’exploitation dont nous savons pourtant bien – quand le chômage de masse répond d’abord à la nécessité d’optimiser les profits, quand nos villes sont inhumaines et notre environnement saccagé au point de compromettre notre santé – qu’il est susceptible de broyer également nos propres existences. Les animaux d’élevage industriel nous surprennent en flagrant délit d’incapacité à affirmer notre humanité. Ils nous surprennent en nature. En ce sens, revendiquer des droits pour les animaux est encore une manière de souligner nos responsabilités à leur égard – comme au nôtre. Nous l’envisagerons successivement à travers :