Cette section, consacrée en partie à l’écologie, pose d’abord la question de savoir comment la nature peut susciter un sentiment de perte – nostalgie d’un monde enfui ou volonté de défendre un monde menacé de disparaître. Plus largement, cette section interroge le rôle et le sens culturel de l’idée de nature.
Un constat s’impose d’emblée : ce sentiment de perte n’a rien de contemporain. Dans les cahiers de doléances rédigés en prélude de la Révolution française, on rencontre des discours qui évoquent déjà nombre de revendications écologistes actuelles. En fait, la nostalgie de la nature n’a cessé de s’exprimer depuis au moins le XVI° siècle. Comme si cette nostalgie avait été le premier sentiment de la nature à l’âge moderne. Elle se cristallisera alors sous une expression poétique empruntée à l’Antiquité : la pastorale, pendant païen de l’Eden, qui représente l’un des mythes les plus étranges de notre civilisation (il se retrouve également en d’autres), par sa pérennité, ainsi que par le fait qu’on ne sait le rattacher à rien. On ne sait rendre compte de sa reviviscence à la Renaissance. Pas plus qu’on ne sait expliquer pourquoi il naît dans la culture alexandrine au tournant du III° siècle av. JC. A travers l’invocation d’une Nature sereine et consolatrice, la pastorale est un rêve de bonheur qui, au cours de l’histoire, se sera alimenté d’images puisées dans des fonds étonnamment restreints : une Arcadie mythique, les peintures du Lorrain, …
La pastorale, c’est d’abord une vision de la nature comme plénitude, bonheur, au sens d’une exaltation de la présence à soi à travers les choses, dans un déplacement du centre de gravité de l’existence. A l’extrême, la pastorale en arrive ainsi à célébrer la nature dans sa matérialité la plus brute et sauvage. « Je trouve en moi l’instinct d’une vie plus élevée, spirituelle, puis d’une autre, de vie sauvage, plein de vigueur primitive », écrit Thoreau. L’homme y perd tout privilège. « J’aime à voir que la nature abonde de vie au point que les myriades puissent sans danger se voir sacrifier et laissées en proie réciproque, que de tendres organismes puissent être avec cette sérénité enlevés à l’existence. L’impression qu’en éprouve le sage est celle d’innocence universelle », écrit encore Thoreau. Ainsi en viendra-t-on à vouloir protéger la nature, comme un sanctuaire, dans ce qu’elle a de sauvage, en ce qu’elle ignore l’homme. Nous l’avons vu dans les sections précédentes, cela d’abord apparaîtra dans l’art des jardins. Lequel en sera totalement transformé.
De là naîtront, au XIX° siècle, des mouvements de protection de la nature, qui auront peu à voir avec les constats des ravages d’une pollution industrielle encore bien limitée à l’époque. En fait, contrairement à ce l’on croit volontiers, industrialisation et souci de protection de la nature se sont développés de concert, plutôt que le second soit une réaction à la première. La volonté de protéger la nature est bien plutôt née du souhait de préserver le lieu d’une transcendance. Ainsi l’aspiration à l’horizon peut être présentée comme une structure essentielle de notre être-au-monde. Préserver des lieux où l’homme puisse se retrouver, se ressourcer, se recréer et s’exalter. Des lieux lointains ou sauvages débarrassés du poids des autres hommes, innombrables, avec la plupart desquels nous sommes dans de perpétuelles relations de compétition, de gêne ou d’indifférence. L’idée de nature et les images privilégiées que nous lui associons correspondent au rêve d’être soi sans avoir à passer par les autres. Elle restaure imaginairement notre autonomie en nous plaçant au sein d’un environnement exaltant et d’une communauté humaine restreinte et harmonieuse. De nos jours encore, beaucoup de nos images idéales de vacances correspondent à ce mythe, auquel nous participons toujours si fortement que nous manquons d’en reconnaître beaucoup d’incidences concrètes.
La nature est une coupure symbolique de l’ordre humain qui ménage la libre disposition de notre identité. La vouloir intouchable, c’est au fond souhaiter que personne ne puisse, poursuivant son propre intérêt, devenir maître de notre destin. Réciproquement, vouloir la domestiquer, c’est rêver d’un dessein commun, partagé, d’aménagement du monde. Pratiquement toutes les visions de la nature varient entre ces deux pôles. La nature est un élément fondamental de la culture et non ce qui s’oppose à elle. Elle est l’image sous laquelle l’homme conquiert son autonomie – contre elle et avec les autres aussi bien qu’avec elle sans les autres.
Ces deux visions peuvent-elles se conjuguer ? C’est proprement ce que représente l’enjeu écologique, à travers la notion de développement durable notamment. L’idée générale consiste à admettre qu’il faut s’efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins. Cela revient à parier qu’on peut lier ensemble développement économique, “durabilité” environnementale (ce qui inclut la sauvegarde du patrimoine, au titre de la durabilité intergénérationnelle) et durabilité sociale (préservation de la cohésion des sociétés et communautés). Or ces objectifs, bien entendu, peuvent paraitre assez contradictoires et l’on s’est d’ailleurs demandé si “développement durable” n’était pas un oxymore. On veut le développement et la préservation. On veut lutter contre les inégalités et maintenir en même temps la cohésion sociale et la paix mondiale. Le développement durable ne représente-t-il qu’une gageure ?
La question revient à se demander si l’écologie peut véritablement devenir politique et renouveler les modes de gestion de notre environnement commun. Ou bien si, vouée à défendre une Nature toute mythique, elle n’est qu’un rêve, avec lequel la politique doit désormais composer, ceci se traduisant par d’inlassables demandes de limitations et d’interdits.
Comprendre la Nature comme environnement représente ainsi l’un des grands enjeux de notre temps. Sachant que cet environnement, sous bien des aspects, est industriel, technologique, urbain et n’a rien de « naturel ». Aussi, tant que nous resterons pris dans le mythe pastoral, nous serons incapables d’inventer positivement l’environnement qui puisse nous correspondre. Nous tenterons de sauver une nature qui a en fait déjà largement disparue et nous nous défendrons de toucher une Nature qui n’est qu’un rêve. L’écologie sera ainsi moins politique, pour mobiliser les hommes, que moralisatrice, pour limiter, cantonner, interdire. La défense de la nature pourra même être tentée par l’autoritarisme. De là l’ambiguïté de nombreuses recommandations écologiques et le fait que la conscience écologique peut recouvrir des aspirations divergentes et même opposées.
Massimo Vitali.
Car si l’écologie était à l’origine un mouvement politique et scientifique, c’est-à-dire à la fois critique et contestataire, le renversement, en quelques années, a été complet. L’urgence climatique, désormais, est partout. Les plus grandes multinationales la proclament. Les plus grands fonds d’investissements ne veulent plus financer que des projets « propres ». Les institutions internationales, comme l’ONU, lui organisent des « grandes messes ».
De critique, la conscience environnementale est devenue consensuelle. Non tant pour agir – les mesures réelles ne suivent guère les discours – que pour se propager. Et le discours écologiste parait de plus en plus impuissant au fur et à mesure qu’il s’institutionnalise et se veut plus impératif.
De quoi parle-t-on aujourd’hui quand on parle d’écologie ? Elle était un discours contestataire mais, en quelques décennies, elle est devenue un plaidoyer qu’entonnent les plus favorisés. De discours critique, elle est devenue un catastrophisme qui ne supporte pas la contradiction. Elle sommait le pouvoir de rendre des comptes. Elle lui permet désormais d’accroitre ses contrôles. Elle voulait penser les conditions d’un développement harmonieux. Elle vise aujourd’hui une décroissance figeant les situations acquises. Elle voulait tout changer. Elle veut à présent tout arrêter.
C’est que, dès le départ, l’écologie recouvrait deux conceptions fort différentes et finalement opposées. Etudiant l’évolution de l’environnement, la première en dénonçait les dégradations et les nuisances. Sanctuarisant la Nature face aux menées des hommes, la seconde conception plaidait pour sa sauvegarde.
La première conception fut une écologie politique, focalisée sur la pollution et la gestion du nucléaire et plaidant pour une appropriation citoyenne des sciences et des techniques. La seconde, discours alarmiste né dans les cercles industriels américains, a tendance à mettre en avant une seule et unique menace. C’est le CO2 aujourd’hui, que l’on en vient à assimiler à un poison en soi. C’était hier la surpopulation.
Mais dès lors que les institutions internationales et les Etats se sont emparés des thèmes écologiques, la seconde conception malthusienne, plus simple, plus frappante pour les opinions publiques avec son catastrophisme, l’a emporté. Les conclusions du Rapport Meadows au Club de Rome, largement rejetées en leur temps, font quasiment aujourd’hui l’unanimité.
Pourtant, quoique se voulant éclairé, le catastrophisme écologique actuel ne sait pas dire ce qu’il veut : le maintien du monde à l’identique ? Un retour en arrière avec la décroissance ? Une nouvelle révolution industrielle orientée vers un développement durable ? Mais comment sont envisagés le partage, la création et la circulation des richesses sous ces différentes perspectives ? Pas plus que la croissance, pourtant, la décroissance ne sera égale pour tous, tout au contraire.
Ces questions ne sont guère posées et les institutions internationales n’arrivent au mieux qu’à des déclarations de principes. Il ne reste donc qu’à culpabiliser les comportements individuels. Selon une orientation puritaine, l’écologie devient alors un catéchisme, avec ses bonnes et ses mauvaises actions pour la planète.
Cela servira-t-il à autre chose qu’adapter les comportements à des pénuries ? Alors que notre environnement continuera fortement à se dégrader, idolâtrerons-nous plus que jamais une nature que nous rêverons sauvage, extérieure aux hommes ? A ce compte, l’écologisme protecteur de la Nature aura complètement détourné l’écologie, science des évolutions environnementales, de poser une question éminemment politique de souveraineté globale : qui possède le pouvoir de changer le monde et à quel titre ? Une question qui aurait dû nous déprendre de la Nature, comme monde opposable aux hommes. Car c’est une question qui se pose face à tout environnement.
Il ne reste donc qu’à demander si la défense de notre planète, devenue tellement présente de nos jours, exprime une volonté commune, politique, susceptible de s’approprier le devenir de nos sociétés ou ne traduit que notre impuissance à la former ? Les problématiques environnementales concernent d’abord nos rapports aux autres et ne pas le reconnaitre représente sans doute le plus grand risque pour l’environnement. C’est ce que nous allons tenter de montrer, à travers un parcours qui considérera successivement :
a) La protection de la nature
b) L’écologie
c) La gestion de l’environnement
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Sommaire :
A) La protection de la nature
La pastorale. L’Arcadie. Innombrables illustrations du genre pastoral. De la nature comme bonheur paisible. Un monde de stabilité et d’harmonie sociale. La pastorale comme élévation. Le Lorrain. Le franciscanisme. La nature comme exaltation. Le transcendantalisme américain. La sanctuarisation de la nature sauvage. La nature comme lieu de transcendance. Mythologies de la prairie et de la forêt.
B) L’écologie
Alexandre von Humboldt. Naissance d’une pensée écologique. Une pensée attentive aux relations formant système entre les êtres naturels. La notion de climax. La nature ne favorise nullement la diversité des espèces. L’environnement contraint plutôt le développement de ces dernières. La notion d’écosystème. Les abus de l’approche systémique. La nature pensée comme bilan énergétique. La place de l’homme dans son environnement. Naissance d’un nouvel enjeu politique. La sensibilité écologique. Le mythe de sociétés traditionnelles vivant en harmonie avec la nature. La notion d’empreinte écologique. L’écologie est-elle antihumaniste ? Un exemple fondateur : le désastre de la baie de Minamata. Respecter la nature pour contraindre la violence humaine. La deep ecology. Biocentrisme. Ecocentrisme. Limites de ces approches.
C) La gestion de l’environnement
Le droit de la nature a exister par elle-même. Une nouvelle catégorie de plaignants. Quand l’intérêt général ne s’exprime pas – ce qui est très souvent le cas face aux nuisances environnementales – les intérêts collectifs doivent pouvoir être défendus par quelques particuliers. Nouvelles approches des nuisances environnementales. Un marché du droit de polluer. La difficile estimation des nuisances. Le principe de précaution. Outrances et faiblesses du préventionnisme. Le politique doit désormais se prononcer sur les risques. Un réformisme d’exploitation. La société du risque. Le sens de la revendication écologique. Hans Jonas. Le principe responsabilité. Le syndrome des références glissantes. La difficulté à penser l’écologie en termes véritablement politiques. Le moralisme de la prévention.