Nous allons nous attacher à retracer de quelles manières l’ordre fut introduit dans la diversité des formes vivantes.
L’enjeu d’une connaissance ordonnée du vivant, né d’Aristote, reparut au XVIII° siècle et trouva pour première réponse la classification des vivants en genres et espèces. A l’époque, la constitution d’un herbier devint un divertissement relativement commun, en même temps que se développaient les ménageries. Toute l’Europe cultivée travaillait à répertorier les vivants. Son héros fut Linné.
A la fin du XVII° siècle, le botaniste John Ray avait répertorié plus de dix-huit mille espèces. Et cet inventaire faisait peur : la destination de l’homme était-elle si assurée dans un monde aussi confus, aussi foisonnant ? Mais Linné vint et s’attaquant d’abord au monde végétal, parvint à lui redonner de l’ordre. Il le divisa en vingt-quatre genres et, partant de l’examen des parties sexuelles des plantes, en fit un système.
Mais Linné, qui passa pour le Newton du monde vivant, allait au plus pressé. Il classa des milliers d’espèces sans trop se demander pourquoi les formes vivantes étaient telles qu’il les rangeait. Même si l’idée lui vint que les espèces suivaient un ordre sans doute beaucoup plus plastique que celui qu’il leur prêtait – dont il faisait de Dieu le suprême gardien. C’est là le fixisme de Linné qui, de fait, paraît avoir reposé, beaucoup plus que sur une forte adhésion aux dogmes religieux, sur la satisfaction éprouvée à appliquer une méthode qui, fondée sur la réduction d’une diversité à une uniformité ne tolérant que la variation comme élément différentiel, trouve dans l’ordre même qu’elle instaure son propre accomplissement. De nos jours, Bernd et Hilla Becher photographient des structures industrielles, des châteaux d’eau et des silos : centrés sur un même fond de ciel gris, sans repère contextuel. Les objets saisis sous un unique format et en noir et blanc sont comme mis à plat, sans autre commentaire. Toute visuelle et morphologique, la première conquête du vivant correspondit à ce genre d’exhibition plate et minutieuse des formes, toute singularité étant ramenée à une différence spécifique.
Pour rester dans le domaine des illustrations photographiques, les clichés de Karl Blossfeldt (1865-1932) – d’innombrables motifs floraux répertoriés, photographiés en noir et blanc sur un fond neutre, dont la prolifération provoque vite un ennui vertigineux – fournissent un bon exemple de la perspective sèche et appauvrissante sous laquelle on tenta d’abord de capturer le vivant.
On comprend que certains s’y soient refusés et, dans l’ordre vivant, aient voulu réintroduire la vie. On comprend qu’un Rousseau ait senti la nécessité de donner à ses herbiers une dimension subjective, la fleur séchée devant susciter la remémoration d’un instant particulier, privilégié. On comprend la méfiance d’un Buffon face aux classifications de Linné.
Buffon est à la charnière de deux approches. Chez lui, les idées foisonnent, se bousculent et ne s’accordent pas toujours très bien. L’une surtout paraît grosse d’avenir : définir l’espèce par la filiation. Mais Buffon ne sait trop qu’en faire. S’il pressent beaucoup de ce qu’accompliront les sciences du vivant au siècle suivant le sien, il ne va pas jusqu’à l’idée d’évolution, que développeront après lui Lamarck et Darwin.
Le XIX° siècle sera celui de l’évolutionnisme, en effet. Un nouveau modèle de pensée sera apparu : l’histoire. Sans Hegel, pas de Darwin, dira Nietzsche. Mais l’enjeu sera toujours le même : avoir raison de la diversité vivante. Qu’importe si Darwin rencontrera d’emblée un certain nombre d’évidents problèmes. L’évolutionnisme triomphera.
Selon Darwin, les vivants évoluent pas à pas, à travers des transformations quasi différentielles, de sorte que l’évolution n’intervient pas au niveau individuel. Son support vivant est l’espèce, selon un processus essentiellement fondé sur le renforcement du même. Déterminante à cet égard fut pour Darwin l’observation des techniques intensives d’élevage.
A ceci, Darwin ajoute deux éléments fondamentaux : le gradualisme et la reconnaissance de l’espèce comme unité de base de l’évolution. Or ces deux éléments sont loin de pouvoir être reçus sans critique. Le gradualisme d’abord, auquel une objection pouvait être faite avant même que la théorie ne soit formulée : l’histoire de la vie, au vu des traces que nous en possédons, ne le confirme apparemment pas.
Quant à la spécialisation évolutive qui fonde les espèces, beaucoup de biologistes de nos jours sont tentés d’y voir une sorte de déperdition. La diversité, génétique cette fois, est en effet à nouveau favorisée comme gage adaptatif. Mais ainsi, l’espèce n’est plus créatrice. Il n’y a plus évolution mais un transformisme général dont le principal ressort est le tout-puissant hasard.
Mais n’allons pas trop vite ! Partons :
I. 1 du transformisme, pour présenter
I. 2. le darwinisme et sonder enfin
I. 3. la difficile idée d’évolution.