3. 3. La finalité

En français, le mot « fin » désigne tout à la fois le terme, le but et la perfection d’un mouvement, d’un état ou d’une action. « Fin » s’oppose aussi bien à « origine », qu’à « moyen » ou « inaboutissement ». La question du finalisme recouvre ces trois acceptions. Classiquement, elle se pose dans les termes suivants : le monde et ses phénomènes sont-ils devenus tels qu’ils sont par le simple jeu du hasard et de la nécessité, certaines conditions matérielles étant données ou bien suivent-ils quelques principes supérieurs, voire une finalité suprême du monde lui-même ? Tout ce qui est a-t-il un sens au-delà de ce qu’il est matériellement et contribue-t-il à la réalisation de quelque but ou est-il seulement ce qu’il pouvait être compte tenu de la manière dont il est fait et des circonstances extérieures rencontrées ? La question du finalisme revient à demander si l’élément déterminant dans le devenir du monde est l’origine – tout dépend des conditions données au départ, que le hasard a pu largement fixer – ou au contraire la fin, qui serait tout à la fois ce qui enclenche et fixe une direction aux mouvements du monde, comme si l’avenir déterminait le passé.

Ainsi posée, la question du finalisme concerne l’existence ou non de causes finales dans le monde – comme l’idée de la statue à réaliser est la cause finale qui provoque et guide la taille d’un bloc de pierre.

Or la réponse à cette question est très simple : l’idée de cause finale, l’idée d’un but capable d’orienter un mouvement dès son origine est contradictoire en elle-même, puisqu’elle rend le passé dépendant de l’avenir, sauf à faire valoir une intention, à l’origine d’un mouvement, susceptible de rétablir l’ordre logique de la succession temporelle. Rien n’a de fin, en d’autres termes, qui n’ait été voulu.

La science, cependant, ne rencontre aucune intention par dessus l’ordre des phénomènes. Les causes finales sont inutiles dans les sciences, sauf pour étudier les actions humaines, posa Francis Bacon dès le départ de la réflexion scientifique moderne (Novum Organon, 1620, II, 2[1]). Donc le monde n’a pas de fin assignable et se convaincre du contraire ne peut relever que de l’adhésion à quelque croyance religieuse – ou morale, nous le verrons avec Kant. La réponse à la question du finalisme est simple ainsi et beaucoup considèrent d’ailleurs qu’elle n’a plus lieu d’être formulée. Mais c’est que la question du finalisme est alors en fait assez mal posée.

Comment une intention peut-elle être rencontrée dans l’ordre des faits ? Il faut qu’elle soit clairement énoncée ou ne puisse manquer d’être posée à l’origine d’un phénomène. Si nous trouvons au fond de la mer quelque chose qui ressemble de manière incontestable à une statue de femme, nous conviendrons qu’elle a été façonnée, de manière la plus probable, de main humaine plutôt que par les courants. Seulement, même pour les productions humaines, un tel jugement n’est pas toujours parfaitement sûr. Certains étudient ainsi des outils préhistoriques qui ne sont que de vulgaires cailloux pour d’autres. Et au delà ? Comment une intention non-humaine – quelle soit celle d’un Dieu ou soit rattachée à quelque principe sur-naturel – pourrait-elle se livrer de manière manifeste dans les phénomènes de la nature ?

Certes, les grands livres religieux donnent de telles intentions et l’on pourrait considérer qu’il suffit d’en suivre un à la lettre. Mais lequel ? Si l’un d’entre eux expliquait les phénomènes du monde sans aucune difficulté, la question ne se poserait pas. Et si elle se pose, c’est qu’on ne peut lui trouver de réponse que par un acte de foi. De sorte que la question n’est nullement réglée.

Bien entendu, tous les hommes n’ont pas raisonné ainsi à travers les époques, qui auront pu considérer au contraire que la théologie a réponse à tout. Dès que la liberté est prise cependant de confronter les affirmations religieuses à un examen précis et critique des phénomènes, les intentions divines ne sont plus si manifestes et il ne reste plus dans l’ordre des phénomènes, en fait de finalité, que des indices. L’irrégularité d’un phénomène, qui favorise par ailleurs la réalisation d’un autre, peut être l’indice que ce phénomène n’est pas apparu au hasard. La complexité de l’organisation vivante et son développement programmé, ainsi, peuvent paraître excéder tout ce que les lois physiques connues sont capables de produire de leur propre ressort. Le finalisme, alors, est affaire d’interprétation. Mais ce que l’on manque souvent de voir, c’est que le mécanisme l’est tout autant ! On oppose en effet trop couramment un positivisme de principe, qui inspirerait les sciences de manière générale, à un finalisme forcément métaphysique ou religieux. Partant, on imagine volontiers que le positivisme est moderne et que le finalisme relève de quelque position préscientifique ou anti-scientifique. Seulement, si le finalisme revient à considérer que les explications mécanistes – il vaudrait mieux dire réductionnistes – que l’on produit ne suffisent pas à rendre compte de certains phénomènes, on ne lui répond guère par un parti pris positiviste, pour deux raisons. D’abord, par définition, le positivisme scientifique ne peut préjuger de ce que les sciences doivent être et peuvent établir. Affirmer que, dans l’ordre des phénomènes vitaux, tout s’explique, tout peut être réduit au jeu de quelques lois physiques rudimentaires et générales, relève d’une simple affirmation de principe pour la simple raison que tout est encore très loin d’avoir été réduit de la sorte ! Et le constater ne revient pas à plaider pour le finalisme. Soulignons-le dans la mesure où ce débat, comme beaucoup d’autres, consiste le plus souvent à opposer termes à termes deux points de vue, toute difficulté de l’un passant dès lors pour renforcer l’autre.

Or, c’est le second point, les explications mécanistes et finalistes ne s’opposent pas par essence. Un être peut bien être déterminé de manière purement mécanique et être totalement finalisé dans le détail de son agencement : une machine représente un tel être. Une fois que l’on a déterminé comment se réalisent les phénomènes, il reste à se demander pourquoi ils se réalisent. La finalité d’un phénomène n’est pas sa cause mais sa raison, son sens.

La finalité est “métaphysique”, explique Leibniz. Elle est distincte de l’explication de l’état présent des phénomènes par leurs états antérieurs. Un monde comme le nôtre peut être entièrement déterminé, entièrement nécessaire physiquement et avoir une nécessité métaphysique, qui rende raison de son ordre et de ses principaux paramètres (De la production originelle des choses prise à sa racine, 1697[2]).

Mais ici, un premier problème se rencontre. Nous ne distinguons pas facilement cause et raison d’un phénomène, en effet, car nous ne savons trop ce que peut valoir une raison, donnée à un phénomène, qui ne peut être ramenée à une cause agissante.

Il se peut bien que l’enchaînement d’un certain nombre de choses qui me sont arrivées, que rien apparemment ne rendait nécessaire, ait été comme guidé pour que je sois finalement dans la situation où je me trouve aujourd’hui. Cela se peut. Mais comment en être sûr ? D’un état de choses, une raison peut être déduite. Mais cette déduction, aussi rigoureuse soit-elle, vaut-elle preuve ? Peut-elle être présentée comme un fait ? Livré à ma seule sagacité, je peux me tromper entièrement quant à l’utilité – et donc la raison d’être – d’une machine que je découvre.

Si le finalisme ne consiste qu’à superposer au plan des phénomènes quelques convictions concernant les intentions divines ou la direction des événements, il peut paraître manquer singulièrement d’intérêt. Car on trouvera vite, ce faisant, que de nombreuses convictions différentes peuvent être trouvées, que rien ne permet de départager. Aucune certitude, en l’occurrence, ne valant preuve. En fait, on trouvera aussi bien que n’importe quel phénomène peut passer pour avoir été choisi et répondre ainsi à quelque fin supérieure. Il suffit en effet qu’il ait pu être autre.

*

La question de la finalité des phénomènes, en d’autres termes, se pose inévitablement dès lors que ceux-ci sont reconnus contingents. Dès lors que les choses auraient pu être autrement qu’elles sont. Dès lors que le possible est plus large que l’être. Que telle chose ait été ceci plutôt que cela, sans qu’on puisse invoquer d’autre raison que le hasard et l’on pourra en effet trouver que cela est plus qu’une coïncidence. De sorte que c’est au prix d’un gigantesque contresens que le matérialisme moderne a cru et croît toujours qu’on anéantit le finalisme en assurant que le monde est livré au hasard. A moins que… Depuis Newton, la science moderne a produit de fait nombre d’explications matérialistes ménageant sa place à une éventuelle pichenette divine. Du Big Bang, à l’apparition de la savane à l’est de la vallée du Rift conditionnant le développement des premiers hommes, en passant par la fin catastrophique des dinosaures, il y a toujours dans ces théories un moment où, étrangement et même si on ne le reconnaîtra jamais clairement, une intervention providentielle aurait bien pu être décisive. Pour qu’une fin soit légitimement prêtée aux phénomènes, il faut et il suffit que ceux-ci aient pu être autres qu’ils sont. Certes, rien ne prouvera vraiment cette finalité, qui sera en quelque sorte plaquée sur les phénomènes. Mais rien ne permettra de la réfuter catégoriquement non plus. De sorte qu’intellectuellement, sans doute, beaucoup pourront se satisfaire d’un tel statu quo.

Énoncée ainsi, toutefois, la question du finalisme est indécidable. Devant toute chose qui paraît avoir pu être autre qu’elle est, nous pourrons également estimer que quelque chose a fait comme la choisir telle qu’elle est ou qu’il nous manque simplement de connaître dans le détail l’enchaînement des causes qui l’ont produites.

Retenons néanmoins :

a) qu’un déterminisme absolu seul – celui d’un Spinoza par exemple, nous le verrons, pour lequel tout ce qui peut être est – s’oppose au finalisme. Mais non une vision du monde livrant celui-ci au hasard, qui permet peut-être de considérer que Dieu n’agit pas dans le détail des phénomènes mais non que le monde n’a pas finalement un sens.

b) Que pour être consistant, le finalisme ne peut être une simple interprétation des phénomènes. Il lui faut montrer que quelque finalité agit effectivement les phénomènes. C’est là tout son enjeu et toute sa gageure.

Leibniz distingue ainsi ce qui, en fait de paramètres, relève de la science mécanique (grandeur, figure, situation et toute variation de ces déterminations) ou de la métaphysique (existence, durée, action et passion, force d’agir, perception). Pour que le finalisme soit légitime, il lui faut, en plus des causes efficientes (selon lesquelles tout dans les corps se fait selon les lois des corps), faire la démonstration qu’il existe bien des causes finales (Pensées sur l’instauration d’une physique nouvelle, 1679[3]). Or, sauf à ce que nous puissions reconnaître sans aucune difficulté l’intention qui la guide, il n’est qu’un seul cas où une cause finale peut être invoquée : celui où les causes matérielles reconnues d’un phénomène ne paraissent pas de même nature que leurs effets.

A l’âge classique, il était en effet un principe, que l’époque moderne n’invoque plus guère, qui voulait que l’effet vaut sa cause – que tout ce qui est dans l’effet doit avoir été déjà dans la cause. Il paraît difficile ainsi d’expliquer l’apparition d’êtres organisés par des causes purement physiques (ou chimiques ou neurologiques) et purement mécaniques, dans la mesure où elles ne paraissent contenir en elles-mêmes aucun principe d’organisation – même si, nous l’avons vu ailleurs, de nombreuses réflexions actuellement rangées sous la bannière de la complexité ou de l’auto-organisation, voudraient montrer que certains phénomènes purement physiques correspondent bien à des phénomènes émergents d’organisation que l’on peut rapprocher de ceux que connaissent les vivants. Réflexions qui n’ont cependant guère à ce stade dépassé le niveau de l’analogie assez vague.

Prenons le cas du développement de l’intelligence humaine. On l’explique fréquemment comme une modalité originale d’adaptation au monde extérieur. Arrive néanmoins un moment où l’effet échappe à sa cause : l’intelligence a fini par distinguer à ce point l’homme des autres animaux, elle lui a permis dans une telle mesure de modifier son propre environnement, que la seule pression adaptative ne peut plus suffire à expliquer son développement. L’effet déborde largement sa cause supposée. Très bien, dira-t-on alors : l’intelligence humaine représente un phénomène “émergent”, c’est-à-dire dépassant, sur sa lancée, ses conditions initiales et entretenant de manière cumulative son propre développement. On dira cela, sans se rendre compte du caractère pleinement finaliste de l’argument. Car dire qu’il fallait que l’intelligence se développe ou dire que l’homme, de son propre fait, a développé son intelligence, c’est bien renvoyer dans les deux cas à une intention. Si l’intelligence a voulu être plus intelligente, en effet, son développement est intervenu en considération d’une fin.

En regard, quelle explication mécanique pourrait bien être proposée ? Il faudrait, sans doute, parier que la pression environnementale aura conduit à l’activation échelonnée de processus neuronaux. Seulement, cette explication – la pression environnementale serait seule responsable du développement de l’intelligence – ne peut guère être présentée comme annulant la précédente, puisqu’au lieu d’expliquer l’intelligence, elle choisit d’en ignorer la nature. Que serait en effet une intelligence qui n’aurait pas l’idée de l’intelligence et, partant, ne concevrait pas qu’elle peut s’intensifier ? Pour expliquer le développement de l’intelligence, il faut bien partir de l’intelligence. L’effet doit valoir la cause.

En va-t-il de même pour expliquer l’apparition de l’intelligence ? Cela, notre époque refusera généralement de l’accorder. L’intelligence, pour elle, renvoie à la formation et à l’accroissement du cerveau, lequel la sécrète comme le foie la bile. L’intelligence ne tient donc qu’à des montages neuronaux, qu’à la différenciation de zones dans le cerveau, ce qui renvoie au hasard du matériel génétique humain, sélectionné par les nécessités de l’adaptation. Mais l’intelligence, ainsi, ne reçoit pas vraiment d’explication : l’effet n’était nullement dans ses causes. De sorte qu’une fois encore, on néglige de prendre en considération le caractère finaliste de l’argument – qui revient à sous-entendre que l’intelligence était potentiellement là dès le départ, que le matériel génétique pouvait former, au titre d’une de ses potentialités. On dira que cette formation est un résultat contingent mais cet argument est très proche d’une causalité finaliste. Puisqu’on n’explique pas l’intelligence par l’intelligence, puisque l’effet n’est que peu dans ses causes, l’intelligence doit être posée dès l’origine, comme une possibilité ou une prédisposition. On peut dès lors se convaincre qu’aucune finalité n’est intervenue ici, puisque les circonstances rencontrées auraient bien pu en décider autrement, c’est là une affirmation assez gratuite – nous sommes bien incapables d’apprécier clairement l’impact différentiel de circonstances autres sur le développement d’une intelligence – et passablement lâche : puisque l’intelligence est finalement apparue, rien n’empêche de croire a contrario qu’il fallait qu’elle apparaisse.

En définitive, nous sommes restés très proches de l’épicurisme, qui voyait les phénomènes du monde formés purement au hasard, à travers l’assemblage contingent d’atomes ayant cependant déjà tout, en miniature, des formes dont leur assemblage provoquait l’apparition (voir 2. 1. 11.). Ainsi pourra-t-on croire que l’intelligence tient à l’apparition ou à la mutation de quelques gènes…

Mieux vaudrait reconnaître que, dans l’ordre des phénomènes, le finalisme n’est pas de soi illégitime – qu’il est même inévitable, quitte à être posé de manière détournée, comme nous venons de le voir – dès lors qu’un effet paraît excéder par nature les causes qu’on est à même de lui prêter. Dans la mesure où il paraît relever d’un autre ordre – l’organisation par exemple – que celui d’autres phénomènes plus rudimentaires qui peuvent être convoqués pour l’expliquer. Sous ce jour, le finalisme n’est pas affaire d’interprétation mais bien d’explication. Sans lui, l’apparition de certains phénomènes relève du miracle ou bien ces phénomènes doivent être niés dans leur nature même – l’intelligence ainsi. Seulement, que le finalisme soit légitime ne veut pas dire qu’il est attesté, sauf dans un seul cas de figure.

Si le finalisme tire en effet sa légitimité de rechercher une cause qui est au moins égale en nature à l’effet dont elle rend compte, cela signifie que ne peuvent être retenues ni des causes physiques générales et rudimentaires qui ne “remontent” pas jusqu’à l’effet précis, ni non plus des principes supérieurs, extra-phénoménaux ou métaphysiques, qui ne sont pas de même nature matérielle que l’effet. Contre Stahl, ainsi, Leibniz refusait d’admettre que l’autonomie d’un organisme pour sa croissance et sa conservation peut reposer sur l’âme, qui représente un principe totalement hétérogène à son ordre et ne peut donc en être l’agent.

La poursuite d’une fin ne peut en fait être attestée, dans l’ordre des phénomènes, que dans le cas de la recherche par un agent de sa propre constance. Par le fait que des êtres peuvent se prendre eux-mêmes pour fin et viser leur propre prolongation. Que cela se fasse de manière quasi mécanique : pour se maintenir, les êtres tirent parti de leur capacité à modifier leur propre configuration, à l’échelle d’un individu ou d’une espèce. Ou que cela soit volontaire : l’intelligence, sous la pression de l’environnement, trouve en elle-même des ressources pour se déployer. Dans l’ordre des phénomènes, le finalisme n’est manifeste que dans la persévérance spontanée des êtres dans leur être ; ce que Leibniz nommait “appétition” (Monadologie, 1714, § 15[4]). Un principe au nom duquel Darwin fit entrer le finalisme dans les sciences biologiques.

Edmond Goblot note en effet qu’avant Darwin et depuis Descartes, on excluait volontiers dans l’étude du vivant les explications faisant intervenir des principes finalistes – selon lesquels les attributs des vivants pouvaient avoir été d’emblée conçus pour remplir un emploi précis. On suivait l’adage selon lequel nous voyons parce que nous avons des yeux plutôt que nous avons des yeux pour voir. Et tout ce qu’on n’était pas – pas encore – en mesure d’expliquer selon cette approche était reconnu comme formant un au-delà de la science, loin de devoir être inclus en elle – chez Claude Bernard, ainsi.

En regard, Darwin voulut montrer qu’un simple jeu de sélection naturelle permet d’ajuster les êtres vivants aux impératifs de l’adaptation à leur milieu. Leur survie puis leur multiplication s’expliquent dès lors par leurs capacités à répondre de manière finalisée à ces impératifs. Darwin, souligne E. Goblot, a montré qu’une finalité réelle ne répondait pas forcément à une intention mais pouvait être aveugle (La finalité sans intelligence, 1900[5]).

Bien entendu, tout est loin d’avoir été résolu ainsi et le principe d’adaptation peut lui-même paraître trop limité pour expliquer l’apparition d’organes aussi complexes, aussi finalisés qu’un œil. Il reste – et cela n’est pas assez souligné – que Darwin aura conduit à reconnaître de manière factuelle la finalité des organisations vivantes, même s’il a pu paraître limiter cette finalité à l’utilité. Il a conduit à reconnaître que la finalité ne déroge pas de soi à l’ordre courant des phénomènes. Et qu’elle n’impose pas de se référer à quelque plan divin. Or cela, philosophiquement, n’est pas rien. Car même soumis à la prolongation précaire d’une existence, même limité aux contraintes les plus prosaïques de l’utilité adaptative, cela force à reconnaître que chaque être vivant poursuit sa propre fin et est ainsi par lui-même un centre de valeur.

Si chaque être vivant est à lui-même sa propre fin, en effet, cette fin lui est aussi une valeur. Et Leibniz allait plus loin : le monde tire forcément une valeur de l’existence en lui de telles singularités. Si le monde possède au dedans de lui de telles valeurs singulières, il possède en lui-même une valeur et une fin, en effet, car il aurait pu être autrement. Fait de choses semblables, équivalentes, ne se distinguant en rien, le monde serait à la limite réduit à un point géométrique. Fait de choses incomparables, au sens où la valeur de l’une n’est justement pas celle de l’autre puisqu’elles n’ont pas la même fin, puisque la survie de l’une n’est pas celle de l’autre, le monde a une valeur propre et une fin qui sont d’être tel qu’il est.

Mais ici, fera-t-on remarquer, l’optimisme leibnizien consiste de plus à assurer que ce monde est le meilleur des mondes possibles et cela en faisant intervenir un choix divin dans l’élection de ce monde plutôt qu’un autre, également possible[6]. En fait, la réflexion leibnizienne se passe parfaitement de l’intervention d’un tel plan divin. Rousseau le comprendra : la meilleure idée que l’on peut se faire de la Providence tient seulement à ce que, pour qui sent son existence, il vaut mieux exister que ne pas exister (Lettre à Voltaire, le 18 août 1756[7]). Doit en effet simplement être reconnu comme le meilleur possible, le monde où nous existons ! Parce que nous ne pouvons sans contradiction vouloir un monde qui ne nous comprend pas ni, ce qui reviendrait au même, un monde où nous serions autres que ce que nous sommes et au sein duquel nous aurions une histoire individuelle différente. Nous pouvons rêver être quelqu’un d’autre dans un monde sensiblement différent du nôtre. Ce nouveau monde, cependant, est encore le nôtre. Pour qu’un monde sans nous soit souhaité, encore faut-il que nous soyons. En fait, un monde sans nous échappe totalement à notre imagination. Nous ne pouvons nous le représenter que tel que nous sommes à même de l’imaginer. A quoi peut bien ressembler le monde vu par d’autres yeux, compris par d’autres esprits ? Un monde où nous n’existerions pas ? Si nous sommes, le monde passe par nous. Dès lors, dire que nous existons par hasard est littéralement impensable[8]. Le monde alors serait notre monde, comme né de nous. Nous n’aurions plus de monde ! Allant totalement à l’encontre de ce que nous imaginons immédiatement, la réflexion leibnizienne sur le meilleur des mondes possibles est certainement l’une des plus riches qui soient ; quoique l’une des moins comprises et des plus ridiculisées. Sans doute est-il vain ainsi d’expliquer que parler du meilleur monde possible ne revient pas à dire que tout est au mieux dans le meilleur des mondes et que la souffrance y est donc juste et bénéfique, car c’est ainsi qu’on le comprit[9] et qu’on le comprend toujours le plus couramment.

Mais il y a plus, car si la valeur du monde tient aux singularités qu’il contient, sa valeur ne repose que sur un phénomène indéfiniment déployé de finitude – toute singularité se définissant par une valeur ponctuelle, limitée dans l’espace comme dans le temps. Pas de valeur sans précarité ainsi. Tout ce qui est unique est promis à l’anéantissement dans la mesure même où, parce qu’unique, il est forcément limité. Il disparaît du fait de la simple existence d’autres qui sont uniques comme lui. En ceci, tout ce qui porte pour lui-même une valeur relève, par sa singularité, comme d’une création – puisque seul l’illimité peut ne pas avoir été créé – et est promis à l’anéantissement.

Dans l’ordre des phénomènes, dès lors, la finalité s’atteste au total par l’existence de phénomènes de mémoire, par lesquels une cause perdure dans son effet et est capable de faire d’un mouvement un changement, d’une impulsion une force et d’une singularité une identité – des phénomènes de mémoire dont le souvenir n’est qu’un cas particulier. Le mouvement approprié par la mémoire, c’est tout ce que le finalisme réclame, finalement. Et c’est aussi ce à quoi, à ce stade, peut être réduit le vivant.

Mais nous avons peut-être trop commencé par la fin ! Ces thèmes et bien d’autres seront ci-après développés à travers trois étapes :

I) Le mécanisme

II) La finitude

III) Le jugement de finalité, où avec Kant, Pradines et Bergson, nous développerons davantage les thèmes de cette introduction.



[1] trad. fr. Paris, PUF, 1986.

[2] trad. fr. in Opuscules philosophiques choisis, Paris, Vrin, 1978.

[3] trad. fr. in Philosophie n° 39, septembre 1993, pp. 7-26.

[4] Paris, Delagrave, 1978.

[5] Revue de métaphysique et de morale, T. VIII, 1900.

[6] Cela peut paraître élémentaire mais il convient pourtant d’y insister tant la confusion est durable : le “meilleur des mondes possibles”, cela ne veut pas dire “le meilleur des mondes”, un monde absolument bon. On sait que sur cette confusion grossière, Voltaire a bâti son Candide (1759), reconnaissant d’ailleurs lui-même que c’était là une “petite connerie”.

[7] in Œuvres complètes IV, Paris, Pléiade Gallimard, 1969.

[8] Voir H. Atlan Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979, pp. 98-99.

[9] Voir par exemple Somae Jenyns Essai sur la nécessité du mal (1757, trad. fr. Paris, Gattey, 1791). Dès que l’on parla « d’optimisme », la réflexion leibnizienne ne fut plus prise au sérieux (par exemple avec Jean-François Collin d’Harleville L’Optimiste ou l’homme toujours content, Paris, Cailleau, 1788). Voir P. Rateau Leibniz et le meilleur des mondes possibles, Paris, Garnier, 2015.